Les Éthiopiens attaquent un camp la nuit et de
préférence au point du jour; mais ces surprises pourraient
être exécutées bien plus fréquemment, vu la
négligence avec laquelle les camps sont gardés. Quant
aux attaques contre une armée en marche, qui offriraient
des chances à peu près certaines de réussite,
elles n’ont lieu que très-rarement.
Le siège des monts-forts mérite à peine ce nom ;
on leur donne rarement l’assaut, et comme les indigènes
n’ont ni canon, ni machine de guerre, ils se
bornent à des blocus. Ces forteresses sont prises par
trahison ou par coups de mains; elles sont défendues
principalement par des fusiliers et des blocs de pierre
qu’une poussée suffit à faire rouler sur les sentiers
escarpés qui y conduisent.
Les fusiliers, malgré-la mauvaise qualité de leurs
armes et le manque de discipline, constituent la principale
force des armées. Les Égyptiens et les Turcs
interdisent l’introduction des armes à feu par le Sen-
naar et Moussawa; la contrebande y supplée.par Mous-
sawa, mais d’une façon languissante, et les chefs du
Tegraïe tâchent d’en profiter, à l’exclusion des autres
provinces, ce qui fait qu’à l’inverse des chevaux, les
armes à feu sont plus rares à mesure qu’on avance à
l’Ouest du Takkazé. A l’époque où je me trouvais dans
le pays, les deux armées les plus nombreuses étaient
celle du Ras Ali et celle du Dedjadj Oubié. Ce dernier
tenait tout le pays situé entre Gondar et la mer
Rouge; on estimait à seize mille les fusils de son armée,
£t Ton croyait qu’il en avait environ douze mille en
dépôt, tant dans ses monts-forts du Samen, que dans
quelques villes d’asile. Malgré son industrie, il n’avait
pas pu réunir, assurait-on, plus de onze mille cavaliers;
on évaluait ses rondeliers à plus de quarante
mille. L’armée du Ras Ali, quoique plus nombreuse,
comptait à peine quatre mille fusiliers; mais on estimait
à trente-cinq mille le nombre de ses cavaliers (1),
et ses rondeliers à plus de quatre-vingt mille.
On comprend que la moins nombreuse de ces deux
armées avait dépassé le chiffre au delà duquel un
accroissement numérique, loin d’être un accroissement
de force, devenait au contraire une cause de
faiblesse, par suite de l’inhabileté des Polémarques
éthiopiens à faire manoeuvrer des, corps de troupes
considérables. Aussi, avant d’en venir à une rupture
et à une grande bataille, ces deux rivaux se sont-ils
combattus indirectement par de savantes combinaisons
politiques, qui amenèrent plusieurs fois leurs
(1) Ces chiffres ne représentent que des appréciations; on sait déjà que
les indigènes ne tiennent pas un compte exact du nombre de leurs troupes,
lorsqu’elles dépassenkcertaines proporlions. Je n’ai point vu ces deux
armées réunies, mais j ’ai parcouru les terrains occupés par leurs campements;
j ’ai pris les évaluations, admises par tous, du nombre de troupes
que chacun des grands vassaux conduisait ordinairement au secours de
son suzerain; enfin j ’ai pris celles des chefs les plus à même de juger
de la vérité, et je me suis arrêté à des chiffres bien inférieurs à tous ceux
qui m’étaient ainsi fournis. J’ai tenu compte également de cette circonstance
que tel grand vassal qui pourra, dans sa province, mettre en-ligne
14 ou 20,000 hommes, par exemple, ne marchera quelquefois au secours
de son suzerain qu’avec 8 à 12,000 hommes, si la guerre est impopulaire,
si la campagne s’annonce comme devant être longue ou funeste, ou si le
vassal lui-même est incertain dans son obéissance. Depuis que le D. Oubié
avait dépossédé la famille Sabagadis et que toutes les provinces de Tegraïe
lui étaient soumises, il était à peu près assuré de pouvoir réunir en douze
ou quatorze jours une armée au moins aussi nombreuse que celle que
nous lui avons attribuée. Il n ’en était pas de même du Ras Ali, que ses
États moins compacts, et ses grands vassaux plus belliqueux et plus indépendants
exposaient à des refus fréquents ou même à des actes de rébellion
ouverte. De plus, le Gojam dont il réclamait la suzeraineté ne se
trouve point compris dans l’évaluation de son armée, qui, d’après les
renseignements toujours vagues, n ’aurait guère dû être inférieure à
140,000 hommes, si ses vassaux et arrière-vassaux fussent accourus à
son ban.