notre maison, mon frère, un livre de médecine à la
main, m’apprit que l’opération eût été mortelle. Cette
leçon, que j’aurais pu payer d’une mort d’homme,
mit un terme à mon outrecuidance chirurgicale, et
dès-lors, je me bornai à donner de simples collyres,
quelques remèdes peu dangereux, ou bien à
conseiller des règles d’hygiène; et j’ai fréquemment
vu guérir mes clients. Quant au malade qui opéra en
moi ce changement de système, j’appris qu’il avait
guéri tout seul. .
Le Lik Atskou, lui, tirait vanité des cures qu’il
m’arrivait de faire. Ce brave homme avait reçu chez
lui le peu d’Européens venus a Gondar depuis le
commencement du siècle : quelques Grecs, des Arméniens
ou des soldats turcs qui, à la suite de méfaits,
fuyaient la justice de Méhémet-Àli ; en dernier lieu,
un Allemand, ministre protestant, et un Français,
MM. Samuel Gobât et Dufey, lui avaient donné de
l’Europe une opinion favorable. Lorsque j’arrivai à
Gondar, M. Dufey en était parti pour le Chawa depuis
trois mois seulement, en promettant de revenir au
printemps ; entre autres objets qu il avait -laisses en
dépôt chez le Lik Atskou, se trouvait un Ovide portant
le timbre du - collège de Henri IV, son nom et
son numéro d’ordre écrits de sa main. Le nom, le
numéro et jusqu’à l’écriture me firent reconnaître
dans ce voyageur un camarade de collège perdu de viré
dès nos basses classes. J’inscrivis mon nom en regard
du sien, comptant qu’à son retour il se réjouirait
comme moi d’une reconnaissance si lointaine. Mais
Dufey ne devait plus revoir Gondar; du Chawa, il
se rendit par une route inexplorée à Toudjourrah,
sur le golfe d’Aden; il passa ensuite dans l’Yémen,
puis a Djiddah; là, il fut repris par une de ces fièvres
endémiques si communes dans les basses terres
de l’Éthiopie. Il errait en délire dans les rues de
Djiddah, où on le releva un jour sans connaissance
dans le bazar. Il profita du départ d’une petite
barque non pontée pour s’embarquer pour l’Égypte.
En mer, les intempéries de la saison aggravèrent son
mal, et, après une longue agonie, couché sur des
ballots, au milieu des quolibets des matelots musulmans,
il expira pendant qu’on jetait l’ancre à Kou-
çayr. Issah, notre agent consulaire, réclama ses restes
et les fit enterrer dans le sable brûlant de cette plage
aride. M. Dufey a ouvert pour moi cette longue liste
mortuaire sur laquelle devaient prendre place, durant
mes voyages, tant d’êtres chers ou intéressants.