meilleur moyen de s’en affranchir est de se tenir
dans des lieux obscurs et enfumés.
Des joncs frais tapissaient le sol de la hutte du
Prince; et au centre, un large lit de cendres, où fumaient
quelques tisons, indiquait par leur odeur qu’on avait
fait des carbonnades. Birro avait l’habitude de faire
griller ses viandes devant lui pour les soustraire à
l’influence de l’oeil malin qui ne manquait pas, disait-il,
de les frapper lorsqu’on les grillait devant sa tente,
sous les yeux et le nez des soldats, toujours portés
à convoiter les bons morceaux. Sur un alga dressé
en face de l’entrée étaient jetés pêle-mêle toge, turban,
amulettes, ceinture, un brassard en vermeil, une
magnifique pèlerine en peau de mouton et le sabre
du Prince; son riche bouclier était accroché au-
dessus, à côté de son lourd javelot et de trois carabines
damasquinées d’or; au chevet de l’alga, un
enkassé, piqué en terre, soutenait à un de ses crampons
un petit pupitre et son livre d’heures.'Birro était
assis par terre, près du foyer, sur une peau de boeuf
préparée.avec son poil; quelques seigneurs lui tenaient
compagnie, et une vingtaine de soldats, debout, suivaient
la conversation et les moindres gestes de leur
maître; les plus hauts de taille subissaient, en larmoyant,
le dais de fumée condensée à la partie supérieure
de la hutte. Les rayons rouges des torches, qui
déchiraient inégalement l’obscurité, les physionomies
mâles de ces gens aux longues chevelures, les poitrines
nues, les draperies hardies et gracieuses des
toges, les scintillations des armes, tout contribuait
à donner à ce tableau un charme et une énergie
étranges.
En Europe, l’homme ne reconnaît pas l’homme
pour maître; il lui obéit sans doute, mais indirectement
et par l’intermédiaire d’institutions qui sont
ses maîtres impersonnels. En Ethiopie, l’autorité est
partout vivante et personnelle; tous commandent et
obéissent directement à l’homme; c’est au moyen de
l’homme qu’on arrive à tout, et c’est sur lui et par
lui qu’il faut agir. Aussi, dans les moindres réunions,
toutes les intelligences sont en éveil, chacun s’y déploie
et observe, car rien n’est indifférent pour personne.
Dans un état social de cette nature, qui fait
vivre continuellement ensemble des hommes revêtus
de pouvoirs inégaux et intermittents, le discernement
s’accroît et l’on se perfectionne dans l’art difficile de
traiter avec ses semblables et de maîtriser ses propres
impressions; la rudesse disparaît des manières et du
langage, les convenances acquièrent l’omnipotence, la
vertu même leur est soumise dans ses manifestations. ^
Ces tendances se confirment dans les centres où l’autorité
à tous les degrés sert naturellement d’attraction
aux hommes d’élite, et la plupart des cours des
princes éthiopiens sont des écoles de savoir-vivre et
de politesse, où l’énergie et le facile dévouement de
la vie barbare apparaissent mêlés aux reflets des civilisations
antiques.
Birro, l’épaule et le bras nus passés en dehors de sa
toge, trônait familièrement au milieu de ses compagnons
de guerre. Il pouvait avoir vingt-cinq ans. Grand
de taille, il avait les talons saillants et les pieds longs,
mal tournés et gauchement attachés à des jambes un
peu grêles; le haut du corps bien nourri, sans corpulence,
et les muscles de ses épaules dénotaient la force ;
ses bras étaient trop longs et disgracieux dans leurs
gestes; ses mains quoique un peu grandes étaient
belles et élégantes. Il avait la figure ovale, la barbe
noire et rare, la bouche grande et les dents superbes;