muezzin nous interrompait ; du haut du minaret voisin,
il sommait les musulmans, dans sa formule majestueuse,
d’accomplir la dernière prière. L’Aga et le
Saïd faisaient leurs ablutions, s’agenouillaient, et, leur
prière finie, on apportait des narghilehs frais ; on
reprenait la conversation, et, bien après minuit, le
Saïd et moi, précédés de falots, nous regagnions nos
demeures par des rues désertes.
Un bâtiment'marchand français était depuis quelque
temps à Moussawa. Le capitaine, chargé des intérêts
commerciaux d’une maison de Bordeaux, se disait
en outre investi d’une mission politique, de concert
avec l’envoyé français que j’avais trouvé chez Oubié.
Je le mis en rapport avec les principaux trafiquants
éthiopiens, mais j’eus le regret de ne pouvoir détourner
par mes avis l’issue fâcheuse de la première expédition
commerciale française qui fut tentée dans
ce pays. Cédant aux instances de mes compatriotes, je
me dégageai d’une convention que je venais de faire
avec un patron de barque arabe, et je m’apprêtai à
partir avec eux pour Aden.
L’Aga me dit que je ne le reverrais plus peut-être;
je cherchai, mais sans confiance, à combattre ses
tristes pressentiments et je lui fis mes adieux; puis,
je quittai mes suivants éthiopiens qui m’avaient donné
tant de preuves de dévouement, et je m’embarquai, lé
coeur serré, quoique heureux de me retrouver sous
mon pavillon national.
Je fus frappé dans cette circonstance des caractères
différents qu’impriment la religion chrétienne et la
religion musulmane. Aïdine Aga n’avait que peu de
sympathie pour les principaux habitants de l’île, et
pour son lieutenant commandant de la garnison; le
Saïd et moi, nous formions sa société de prédilection;
il m’entretenait de toutes ses affaires, et, chose plus
extraordinaire, il me parlait même de son harem. Le
Saïd attendait mon départ pour fixer, le sien; Aïdine
allait donc rester seul à lutter contre les découragements
de sa maladie. Il nous parla de 1 isolement où
nous le laissions, mais il nous en parla comme d’un
inconvénient plutôt que comme d’un regret, et il reçut
mes adieux avec une durete stoïque; il était connu
cependant pour être d’une sensibilité rare chez les
hommes de son âge et. de sa profession. Depuis le Go-
jam jusqu’à la mer Rouge, je me suis séparé de plus
d’un chrétien que j’aimais, et si j’ai senti qu’en les
quittant, je leur laissais une partie de mon être, j’ai
cru parfois que j’emportais une partie du leur. C’est
que la religion chrétienne en préconisant 1 amour pour
ses semblables, porte à vivre hors de soi-même et
convie aux épanchements et aux enthousiasmes du
coeur; tandis que la religion musulmane, plus personnelle
et plus dure, concentre l’homme en lui-même, lui
commande la commisération sans doute, mais l’isole
dans ses oeuvres comme dans ses espérances.