sous un warka, et pendant que nous causions gaî-
ment, un Galla, monté sur un beau cheval blanc,
vint à portée de voix, de l’autre côté d’un profond
ravin. Il nous donna le bonjour et dit :
0 Guoscho, Guoscho ! tu vas hiverner chez
toi, après avoir fait bien des veuves et des orphelins,
foulé nos prairies, égorgé nos troupeaux, dont
tu n’as profité que pour semer ta route de charognes;
mais le Père du ciel bleu jugera entre toi
et nous. En tout cas, nous ne nous reverrons peut-
être pas de longtemps. Cet hiver pourrait bien te
donner de la besogne ailleurs. Tu dois connaître nos
aruspices; ils y voient clair et ils pronostiquent des
bouleversements prochains pour ton pays. Maintenant,
si tu as un brave de confiance, envoie-le-moi;
je lui dirai deux mots pour toi.
Mais voyant deux cavaliers contourner le ravin
pour le joindre:
Ouais! dit-il, nous ne donnons pas nos secrets
à quatre oreilles à la fois.
Et il partit au galop, nous laissant rire à notre
aise.
Pendant qu’on nous amusait de la sorte, une
troupe de Gallas pénétra notre ligne de marche,
tua quelques traînards, en emmena une trentaine
prisonniers, et, disparut avant que nous pussions
porter secours. En arrivant sur le lieu de l’action,
j’appris qu’un de mes hommes, soldat musulman,
avait été blessé en protégeant vaillamment quelques
femmes.
Sur le bord d’une mare où elles avaient cru peut-
être se réfugier, gisaient d’un air reposé trois victimes
: un homme à barbe et à cheveux blancs,
un soldat de 18 à 20 ans, et, à ses côtés, une
toute jeune fille, dont la jolie figure n’avait encore
rien perdu de son charme. L’ennemi l’avait complètement
dépouillée, mais par un pudique hasard,
l’eau trouble la recouvrait jusqu’à la ceinture. Malgré
leur habitude de voir des morts, nos soldats
s’arrêtèrent pour contempler ceux-ci et reprirent
leur chemin, en courbant la tête, après les avoir
recouverts de ramilles vertes. Cette piété pour les
restes de l’homme, ce sentiment de respect envers
la mort sont universels chez les chrétiens de
l’Éthiopie. Quand des soldats trouvent un cadavre
sur leur - route, chacun dépose dessus des feuillages
verts, ' et à leur défaut, une poignée d’herbe,
de feuilles sèches, une pierre ou un peu de poussière.
J’ai vu fréquemment le corps d'un inconnu,
celui même d’un ennemi, disparaître ainsi sous ce
linceul improvisé, sans que la troupe, accomplissant
ce pieux devoir, eût presque interrompu sa marche.
Cette coutume rappelle la coutume analogue en vigueur
chez les anciens Grecs, qui vouaient à l’opprobre
celui qui, trouvant sur le rivage de la mer
le corps d’un naufragé, manquait à lui faire des funérailles.
Sans cesse exposés aux retours du sort,
à passer brusquement de la plus haute fortune au
dénuement absolu, à la mutilation ou à la mort, les
Éthiopiens, comme tous les hommes placés sous le
coup d’une destinée toujours incertaine, paraissent
plus accessibles au sentiment d’une véritable pitié
que ceux qui se croient garantis contre les vicissitudes.
En arrivant au fond de l’immense gorge où coule
l’Abbaïe, bien qu’au commencement de l’hiver, et
malgré l’effet des premières pluies, nous trouvâmes
la chaleur suffocante. Ymer-Sahalou avait ordre