et que ma présence auprès d’un Prince d’un esprit
élevé et désireux de connaître les progrès- de l’Europe,
pouvait produire quelque bien. Comme J e n’avais
aucun intérêt matériel à cette cour et que je passais
pour être en crédit, les mécontents et les victimes
s’adressaient à moi déjà pour faire aboutir- leurs
plaintes; j’étais bien jeune, et, comme ceux de mon
âge, l’idée de bannir l’injustice me séduisait. D’ailleurs,
pour étudier ce pays si curieux, nulle position
ne pouvait être meilleure que celle que me
faisait le Prince, et tout concourait à m’engager de
plus en plus envers lui. Je songeais bien à mon
foyer de France, mais je laissais aux événements et
à Dieu le soin de m’y ramener.
Nos préparatifs de départ se faisaient en toute
hâte; mais l’état de santé de la Waïzoro Sahalou les
suspendit tout à coup. Quoique demeurant à côté
d’elle, j’ignorais qu’elle fût malade, ses messages journaliers
n’ayant point été interrompus; aussi, fus-je
très-surpris quand une matrone d’un rang élevé,
accompagnée de plusieurs dames, vint m’apprendre
qu’elle était à la mort et me demander si je n’avais
pas quelque remède pour elle. Le Prince avait autorisé
cette démarche; je me rendis auprès de lui et
je lui répétai, comme au sujet du Lidj Dori, que
je n’étais rien moins que médecin.
— C’est égal, tu l’es plus que nous; va la voir,
et tu me diras ton avis.
J’entrai donc chez la Waïzoro. Une soixantaine
de femmes et de filles de notables pleuraient, assises
devant le rideau d’une alcôve. On me fit place, et
je passai derrière le rideau. Sur un alga encombré
de toges blanches, gisait la Waïzoro Sahalou, inanimée,
les yeux fermés, la tête sur un oreiller- d’ébène.
A son chevet, dans la ruelle, son aumônier, vieux
prêtre à barbe blanche, était debout, une petite
croix à la main, et une jeune femme d’une éclatante
beauté, parente préférée de la Waïzoro, agenouillée
par terre et accoudée sur la couche, lui
tenait la main, qu’elle baignait de larmes. Au pied
de l’alga se tenaient une naine, laide, difforme, toute
bouffie de chagrin, et deux petites filles de service,
immobiles, interdites, qui semblaient attendre quelque
ordre de leur maîtresse. La sueur froide qui
perlait sur son front, la respiration faible et crépitante,
la décoloration des lèvres, le pouls rare et
intercadent, tout m’impressionna péniblement, car
j’aimais cette princesse, parce qu’elle était la femme
de Monseigneur, parce qu’elle faisait incessamment le
bien autour d’elle, et parce qu’elle avait eu pour moi
les attentions les plus délicates.
M’étant renseigné de mon mieux, j’allai trouver
le Prince et lui proposai d’employer un remède
énergique, mais qui offrait quelque danger à
cause de notre incertitude sur la nature de la maladie.
Et comme il s’en remettait à mon jugement, je
lui fis remarquer que si un malheur arrivait, j’en
serais accusé.
— Péut-on empêcher les fous de médire? reprit-il.
Une pareille inquiétude m’étonne de ta part, car s’il
s’agit pour moi de ma femme, pour toi, ne s’agit-il
pas d’une véritable mère? Va, hâte-toi d’agir, et que
Dieu nous aide !
Je fis immédiatement fabriquer sous mes yeux
des balances par l’orfévre du Prince : un mince fil de
cuivre servit de fléau; deux petites rondelles en papier,
suspendues avec des fils de soie, complétèrent