Père Lazariste, lui, étreignait sa croix et marchait gaî-
ment. Plus tard, quand je connus mieux le pays, je
reconnus combien nos craintes étaient exagérées ; mais
à cette époque, le péril nous semblait imminent.
Ayant cheminé deux jours dans les gorges formées
par des contreforts, nous arrivâmes au pied du premier
plateau éthiopien, et nous l’abordâmes, de front par un
sentier raide et abrupte, que nous dûmes gravir à pied.
Nos guides, aux formes grêles, rompus à ce genre de
fatigue, marchaient avec aisance, tandis que nous,
gênés par notre costume européen, nous les suivions
avec peine. Après plus dé deux heures d’efforts, nous
atteignîmes le sommet; l’air plus frais qu’on y respirait,
les ondulations des crêtes recouvertes de verdure
et d’arbres conifères, nous donnaient l’espoir d’avoir à
suivre désormais des chemins moins pénibles. Nous
descendîmes un peu le versant opposé et nous entrâmes
bientôt dans Halaïe, premier village chrétien, dont le
chef nous accueillit dans sa maison.
L’Anglais, excellent cavalier, mais peu fait à la
marche, était accablé de fatigue et paraissait découragé
.L
e chef nous invita à nous asseoir devant une
gamelle d’environ deux mètres dé pourtour, posée à
terre et pleine d’une bouillie résistante façonnée en
pyramide dont la cîme, creusée en forme de cratère,
contenait du beurre fondu. Au nombre de douze ou
quatorze convives, nous nous accroupîmes autour de
ce mets primitif; la montagne fut attaquée par la
base; les assaillants en arrachaient la pâte, en faisaient
une boulette qu’ils trempaient dans le beurre fondu,
et toute ruisselante la portaient à leur bouche, laissant
complaisamment couler le beurre sur leurs bras nus.
Nous voulûmes manger à.cette mode; ce fut aux dépens
de nos vêtements. Dès la première bouchée, l’Anglais
&e leva et, murmurant qu’il en avait assez, il sortit de
la maison. Après notre repas, je le trouvai assis tristement
sur une pierre à l’écart. Je lui dis que peut-être
il s’était mépris sur la nature de notre voyage et qu’il
s’était fait une autre idée des privations qui semblaient
nous attendre. Mon frère était soutenu par l’amour de
la science, le Père Lazariste par l’enthousiasme religieux,
et moi par le désir d’étudier des peuples inconnus;
j’ajoutai que, pendant qu’il était encore temps
d’effectuer facilement son retour, c’était à lui de bien
voir s’il pourrait supporter ce nouveau genre de vie.
Encouragé par mes paroles, il avoua être étonné d’un
aussi rude début.
— Mais, nous marchons vers le danger, me dit-il,
et je ne vous quitterai.que lorsque vous serez en sûreté
à Adwa.
Je remerciai ce bon compagnon de ses dispositions
généreuses, mais le lendemain, je le décidai à profiter
du retour des.guides pour rejoindre mon frère, De
Moussawa il se rendit à Djeddah, puis en Égypte, -où,
revenu à son premier dessein, il a fini par arriver a la
dignité de Pacha.
Le chef de Halaïe trouva moyen de nous extorquer
quelques talari; et trois jours après, le Père Lazariste
et moi nous arrivâmes à Adwa. •
En entrant en Ville, nous rencontrâmes un des missionnaires
protestants, abrité Sous un large parasol et
surveillant la construction d’une vaste maison, presque
terminée. Il nous invita à nous rafraîchir chez lui, et je
lui présentai mon compagnon comme missionnaire
catholique, qualité qui parut ne pas lui être agréable.
. Il s’étonna de nous voir arriver sans bagages ni présents
pour le Prince, sans même nous etre assures d un