admis à la veillée, le Prince tourna la conversation
de façon à dire qu’il fallait que les chevaux de
mon pays fussent bien supérieurs, puisque je n’en
avais pas encore vu un seul à mon goût en Gojam;
et à peine rentré dans ma tente, un huissier vint
de sa part me rendre ce message :
— Pourquoi te cacher de moi Mikaël? Manqué-je
de franchise avec toi? Quand tu comprendras assez
l’amarigna pour recevoir mes pensées sans intermédiaire
importun, tu verras jusqu’à quel point tu as
ma confiance. Que t’ai-je donc fait pour que tu restes
ainsi toujours sur tes gardes?
Je ne sus répondre que des banalités. L’huissier
revint bientôt me dire :
— Yoici la parole de Monseigneur :
— Tu es le plus entêté de noùs deux; c’est donc
moi qui céderai. Tu as vu ici plus d’un beau cheval,
mais, par fierté sans doute, tu as feint l’indifférence.
Aujourd’hui même, tu as admiré le meilleur
de mon éôurie et tu m’as refusé toute la soirée le plaisir
de me le demander. Je te l’envoie, et rappelle-toi
qu’ainsi que ce cheval, je voudrais fixer tes prédilections
sur moi.
Le cheval dont il s’agissait piétinait déjà devant ma
tente. Un écuyer me remit un harnais complet couvert
d’ornements en vermeil ; ce harnais, fait pour le Prince,
était le seul de ce genre dans notre armée. Je sortis
pour admirer mon nouveau compagnon. A la lueur
des feux, il me sembla qu’il me regardait avec dédain
et colère, et ce ne fut pas sans appréhension
que je songeai au moment où i] me faudrait le
monter.
Mes connaissances vinrent dès le matin me féliciter.
J’appréciais, il est vrai, la générosité et la courtoisie
du Prince; mais je n’en comprenais pas encore
la portée, non plus que celle de l’empressement de ses
gens, dont les manières prirent une nuance de familiarité
plus affectueuse. Dans ce pays féodal, les hommes
sont unis par une infinité de liens qui seraient sans
valeur en Europe; ils vivent dans une dépendance
et une solidarité réciproques qu’ils avouent hautement,
dont ils se font gloire, et qui influent sur toutes leurs
actions. A leurs yeux, l’homme affranchi de toute
sujétion est en dehors du pacte social; c’est le cas de
l’étranger. En acceptant la mule du Dedjazmatch,
j’avais déjà contracté, selon les moeurs du pays, Comme
un premier engagement moral envers lui. Mais en
recevant un cheval de combat, je devenais aux yeux
de ses gens l’homme de leur maître ; j’étais astreint
à le suivre, à participer pendant quelque temps du
moins à sa mauvaise ou à sa bonne fortune. Quelque
bienveillance qu’ils m’eussent témoignée jusque-là,
j’avais été pour eux comme un être à part, sans rapport
social avec eux; j’allais désormais participer à leurs
devoirs, à leurs droits; je cessais d’être pour eux
l’étranger, dans le sens antique et hostile de ce mot,
et je devenais leur confrère, leur compagnon.
La Waïzoro Sahalou, qui nous avait accompagnés
jusque-là, partit pour Dima, ville d’asile, où elle devait
attendre notre retour; car nous allions décidément
envahir le Liben.
Quittant le plateau du Gojam, nous descendîmes
pendant plusieurs heures les pentes précipitées qui
mènent à l’Abbaïe, où nous campâmes. En face de
nous, et dès les galets du fleuve, s’élançaient brusquement,
à pic en plusieurs endroits, les contreforts du
plateau du Liben; derrière nous se dressaient de la
même façon ceux du Gojam. Notre armée semblait