Tegraïe. Le Prince ne fit aucune allusion au Dedjadj
Guoscho ni à la bataille de Konzoula, mais il me
questionna à plusieurs reprises sur les forces militaires
du Ras et sur celles de Birro, en affectant sa partialité
pour ce dernier. J’eus la maladresse de faire Pélogë,
irréfutable d’ailleurs, de la cavalerie du Gojam; les
convives eussent préféré entendre l’éloge des troupes
de leur maître; mon voisin l’abbé me coudoya même
deux ou trois fois pour me rappeler que c’était l’occasion
de faire ma cour, mais je m’en tins à la vérité,
et j’indisposai tout le monde contre 'moi : circonstance
qui me. donna à croire que le Dedjadj Oubié n’était
pas sincère dans son alliance avec le Dedjadj Birro.
L’abbé demanda à me loger chez’lui; le Prince y consentit
et donna des ordres pour le vivre de mes hommes.
On lui dit que j’avais un fort beau cheval.
— Depuis quand, remarqua-t-il, les Européens se
connaissent-ils en chevaux?
Je fis observer qu’il y avait en Europe d’excellents
chevaux et des cavaliers dignes dé les monter.
— Ouais! reprit-il, le Gojam lui a appris à parler.
Il ordonna cependant que mon cheval fût nourri
des provisions de son écurie ; mais il me parut qu’il
me congédiait avec une nuance d’humeur. Bientôt ses
palefreniers apportèrent à mon logement deux trousses
de fourrage vert de rebut ; je les refusai. Le palefrenier
en chef, voyant revenir ses gens, me cria de loin.
— Hé ! là-bas, mon cophte, le roi de tpn pays stérile
n’a pas une poignée d’herbe comme celle-là. Ren-
gorge-toi à ton aise, et ta haridelle jeûnera.
Je ne répondis pas à cette insolence, provoquée
surtout par le dépit de voir un étranger possesseur
d’un cheval comme le mien. La cavalerie du Tegraïe
et du Samen dépend pour ses remontes des provinces
à l’ouest de Gondar-, et le Dedjadj Oubié ne recevait
que des chevaux inférieurs et à des prix très-élevés.
Lorsqu’à la chute du jour, mon hôte rentra chez
lui, je lui racontai l’incident et le priai de le rapporter
fidèlement au Prince.
— Ce palefrenier doit-être ivre, selon son habitude,
me dit-il, mais je vais y mettre ordre.
Il fit venir le palefrenier, le réprimanda, et comme
il avait cuvé son vin, il lui ordonna de me demander
pardon. Le drôle, selon la coutume du pays, se prosterna
le front contre terre, en tenant à deux mains
sur son cou une grosse pierre. Je refusai d’abord,
parce que je préférais porter ma plainte au Prince ,
mais sur les instances de l’abbé je cédai et je pro-»
nonçai la formule ordinaire du pardon. Mon cheval
fut . amplement dédommagé. J’appris dans la
suite qu’avant" l’intervention de l’abbé, le palefrenier
, prévoyant ma plainte, avait immédiatement
fait raconter l’incident au Dedjazmâtch d’une façon
qui était loin de m’être favorable. Le lendemain, je
fis une visite de congé et je rentrai à Àdwa.
À la fin de la semaine, l’abbé m’envoya dire que
le Dedjazmatch passerait près d’Àdwa, en se rendant
dans le Samen, et que je ferais bien d’aller
au devant de lui aux abords de la ville, à cheval
et le bouclier au bras ; que le 1 Prince serait flatté
qu’un Européen eût pour lui une pareille-attention,
qui, je ne l’ignorais pas, était conforme aux usages;
et le lendemain, ' la batterie lointaine des timbales
annonçant l’approche du Dedjazmatch , j’allai à sa
rencontre.
Le Dedjadj Oubié passait pour être façonnier et très
vaniteux. Coiffé d’un turban de forme allongée et drapé
jusqu’aux yeux dans sa toge, il cheminait seul, silen