dommage de.s’aliéner un si charmant homme en l’obligeant!
» Il avait une religion sincère et bien entendue,
et il faisait secrètement d’abondantes aumônes. Son
fils unique le chagrinait par sa nullité et son inconduite,
et, malgré sa grande dévotion pour les femmes,
il n’était pas mieux traité par elles que par les hommes.
Il protégeait assidûment le clergé, mais n’en recueillait
qu’indifférence ; à la fin, il perdit la vie dans une
échauffourée, en voulant empêcher une bande de nos
soldats d’exercer indûment le droit d’hébergement
dans un petit domaine ecclésiastique ; la guerre régnait
alors, et le meurtrier put s’échapper impuni.
Le Prince fit fouetter un page pour avoir répété quelques
plaisanteries qu’on faisait sur cette mort; cela
intimida les railleurs, et quoique au fond tous le
plaignissent sincèrement, le nom même du malheureux
sénéchal ne fut bientôt plus prononcé. On ne put jamais
le remplacer.
Les douze jours que nous passâmes aux sources
thermales forment une des périodes les plus sereines
et les plus riantes de ma vie en Éthiopie. Au fond
d’une gorge profonde et précipitueuse, formée par deux
longues culées ou éperons du woïna-deuga, un bassin
d’environ quatre mètres de large, creusé naturellement
dans le roc, laissait sourdre des eaux d’une température
assez élevée, qui se déversaient dans un ruisseau
voisin, en traversant deux bassins plus petits. Nos
gens y avaient construit un grand hangar, coupé par
une cloison de nattes en deux parties inégales. La plus
petite, tapissée partout d’un chaume épais, contenait
le grand bassin thermal; l’autre, tapissée de verdure
et de fleurs qu’on renouvelait chaque jour, formait
l’appartement du Prince et notre lieu de réunion. Une
quarantaine de huttes, perchées çà et là, sur les
anfractuosités de la gorge, suffisaient aux familiers,
à la cuisine et à ceux qui obtenaient la permission
de venir se baigner un ou deux jours; les pluies ayant
cessé, la compagnie de fusiliers et les rondeliers de
service vivaient nuit et jour en plein air.
A l’exception des moments donnés au sommeil,
nous passions tout notre temps auprès de Monseigneur
: on mangeait, on buvait longuement; fusiliers,
rondeliers, pages et barbes grises, tous, jusqu’aux cuisinières,
vivaient comme sur un pied d’égalité fraternelle
avec le Prince; on jasait, on badinait, on usait
de son franc-parler, et cette familiarité ne donna pas
lieu une seule fois à un acte, à un mot indiscret. La
nuit, comme le jour, les deux bassins, en dehors du
hangar, étaient remplis de baigneurs. Au chant du
coq, le Dedjazmatch passait dans sa piscine, en compagnie
d’une quinzaine de ses gens sans distinction
de rang : on restait dans l’eau deux à trois heures ;
parfois on y mangeait et on y buvait l’hydromel; le
soir on refaisait une -séance semblable. Monseigneur
dut suspendre ses dévotions journalières; il n’avait
jamais été, disait-il, si peu disposé au recueillement.
Quatre trouvères et deux morions ou bouffons
contrefaits, étaient chargés de nous divertir; on prolongeait
tes veillées; tes trouvères nous chantaient la
guerre, débitaient des hilarodies ou des saynètes, et
comme un peu de tristesse rehausse parfois la joie,
l’un d’eux, renommé pour ses inspirations mélancoliques,
nous émouvait par ses élégies.
Pour protéger son maître contre les importuns,
Ymer Sahalou faisait garder tes sentiers conduisant
à notre koualla. Une après-midi, le soleil dardait
d’àplomb, les oiseaux étaient silencieux et se tenaient
à l’ombre; nous causions en buvant. Soudain> un