dit un* seul mot,- qui sembla causer une émotion pénible;
le grand livre fut emporté; l’assemblée s’écoula
silencieusement et fut accueillie au dehors par
une sourde rumeur. Je restai seul en face du prince,
avec, mon drogman et les soldats qui entouraient sa
couche. Sur son invitation, je m’approchai, et lere-.
merciai d’avoir facilité mon arrivée et celle de mon
frère, dont j’excusai l’absence en alléguant sa fatigue.
Le prince était très-grave; il me congédia presque
aussitôt, en mé disant qu’il me ferait savoir le jour
où je devrais lui présenter mon frère et le Père
Sapeto.
A peine sorti, mon drogman poussa de gros soupirs
comme un homme longtemps oppressé, et
me dit:
î— Étonnant ! étonnant ! j’en suis encore abasourdi
! Avoir des yeux, des oreilles, des sens au complet,
et n’en pas faire usage! Nos pères l’ont bien
dit : Évite, de prendre pour compagnon l’homme
c o l è r e . Vous autres, Francs, vous êtes toujours bouillants.
Jolie matinée que tu m’as faite là ! Je l’ai
échappé belle. Tu appelles donc à plaisir les catastrophes?
Frapper un huissier, là, devant tout le
monde, pour nous faire hacher'sur place! Mais,*apprends,
jeune imberbe, que celui qui voyage doit
savoir dévorer un affront, s’il veut rentrer chez lui
à la fin du jour. Est-il nécessaire de parler la langue
des gens pour se rendre compte de ce qui se passe?
Je vais t’expliquer, moi, ce que tu n’as, pas su comprendre
:
— Un chef important a voulu, ces jours derniers,
entrer chez le prince; arrêté comme toi par l’huissier,
comme toi il a osé lever sur lui la main; et
aujourd’hui, à cette même place où vous avez l’un
et l’autre commis le même méfait, on a tenu conseil,
on a consulté le livre- de la Loi, et malgré la
bravoure, le rang et la nombreuse parenté de l’accusé,
là, sous tes yeux, on vient de le condamner à
avoir la main coupée. L’exécution a eu lieu pendant
que tu parlais au prince. Tu peux bien rendre grâce
à la tolérance de ces barbares, qui n’ont voulu voir
en toi que jeunesse et ignorance. Ils sont, en vérité,
parfois meilleurs que nous tous.
Je l’apaisai en lui avouant ma légèreté, et nous rentrâmes
à Adwa les meilleurs amis du monde.
Ce brave homme, âgé d’une soixantaine d’années,
était natif de Bagdad, mais Arménien de nation. Me
sachant en peine d’un drogman, il s’était obligeamment
offert à m’accompagner chez le prince.
Il parlait l’arménien, le turc, l’arabe, le persan, le
skipétare, le grec et un peu l’amarigna et le tigraïen.
Il avait parcouru, comme trafiquant, la Perse, la
Circassie, la Turquie, l’Inde, les pays turkomans,
toute l’Asie mineure, une partie de l’Arabie, et s’était
enrichi et ruiné- plusieurs fois. Venu par le Soudan
en Ethiopie pour y chercher de l’or et des esclaves,
il aperçut dans une caravane, en entrant à G-ondar,
une jeune sidama, s7en éprit sur-le-champ et dépensa,
pour l’acheter, une partie de ses maigres
ressources ; le reste subvint aux dépenses de la lune
de miel : il s’endetta même. Espérant' obtenir quelque
secours d’un orfèvre arménien établi à Adwa,
il laissa l’esclave à Gondar en nantissement chez
son hôte et partit. Son co-religionnaire l’accueillit
et s’habitua tellement à lui, que moitié avarice,
moitié sympathie, il ne voulut plus s’en séparer.
La nourriture d’un homme coûte si peu dans le
pays, et cet aventurier du négoce était si bavard,