— Mes frères, quel fut l’effet de l’onction que Notre-
Seigneur reçut dans les eaux du Jourdain ? Méditez-
là-dessus.
Et le navire s’éloigna. C’est à Dieu de savoir, ajoutent
les Éthiopiens, si nos pères furent blâmables
d’expulser ce savant théologien; toujours est-il qu’il
nous a jete en s éloignant cette redoutable question
d’où sont sortis le doute, la zizanie et les controverses
sans issue, qui nous divisent encore aujourd’hui (1).
(1) Cette question est célèbre en Ethiopie, -non-seulement parmi les
ecclésiastiques de tous les ordres, mais encore parmi les laïques, et les
diverses^ solutions qu’on lui a données ont dessiné autant de sectes, ou
pour mieux dire, autant de partis qui s’entrehaïssent. Dans la plus
grande partie du Tegraïe, on croit que le Saint-Esprit s’unit et se confondit
avec l’humanité de Notre-Seigneur, le mot Towahadèh, qui est ici
sacramentel, comporte ces deux significations, et la croyance religieuse
du Tegraïe est appelée : Toiuahadou. Le vulgaire dit aussi Karra, mot qui
signifie couteau, parce que les hommes du Tegraie font souvent une fente
au côté externe du fourreau de leur sabre pour y engaîner un petit couteau,
ce qui fait que ces deux instruments semblent n ’en former qu’un
seul. Le Hamacen, le Gojam et quelques autres provinces éparpillées
établissent une distinction un peu subtile pour nos idées européennes,
en disant qu’au contraire Notre-Seigneur ne fit que recevoir l ’onction
(itehubba) du Saint-Esprit, d’où ceux-ci sont tous appelés Kmbat. Enfin,
dans le Dembéa, le Chawa, et môme dans quelques couvents du Tegraïe,
on enseigne qu en recevant le Saint-Esprit sous la forme de la colombe,
le Fils de Marie naquit dans le Saint-Esprit, et comme il était né deux
fois, c’est-à-dire du Père dans l’Éternité et de la Sainte-Vierge dans le
Temps, on arrive logiquement à la conclusion que Notre-Seigneur est né
trois fois; ces derniers sectaires sont don.c appelés : Sost ludet, c’est-à-
dire . trois naissances; et selon un théologien d’Europe, leurs paroles, si
bizarres^ au premier aspect, ont été d’abord inventées et sont encore
aujourd’hui très-souvent employées pour voiler aux yeux de leurs compatriotes
le fond de leur religion, qui serait identique avec eelle .de
Rome. Ces trois interprétations ont enfanté des sous-sectes dont le nombre
s’élève à près d’une trentaine. Ceux qui se rappellent l’histoire du Bas-
Empire et les discussions subtiles qui passionnaient les Grecs de cette
époque, comprendront l’acrimonie des'discussions analogues en Ethiopie.
Beaucoup d Ethiopiens font par humilité .leurs prières à la porte de
1 église, dont ils baisent ensuite le seuil, pour témoigner de leur foi respectueuse.
On raconte que dans le Tegraïe un passant s’éloignait après
A. notre rentrée à Gondar, chacun nous interrogea
relativement au Dedjadj Guoscho. Le bruit courait que
le Bas s’était emparé traîtreusement de sa personne, au
moment où il se. présentait à Dabra Tabor. Deux jours
plus tard on assurait au contraire que le Dedjadj Guoscho,
parti nuitamment avec sa cavalerie, avait surpris
Dabra Tabor et emmené la Waïzoro Mahann, prison- •
nière. On parlait aussi de la rébellion du Dedjadj
Conefo, et les Gondariens n’osaient plus sortir de la
ville. Pour dissiper ces alarmes, le Kantiba ou Gouverneur
publia un ban, par lequel, il menaçait de sévir
contre les propagateurs de fausses nouvelles, et annonçait
que le Dedjadj Guoscho-, après trois jours passés
à Dabra Tabor, avait rejoint son armée à Wanzagué et
rentrait en Gojam.
Peu après, la ville fut encore mise en émoi par
l’arrivée du Lidj Dori, fils du Dedjadj Guoscho, escorté
d’une bande de 1,500 hommes. Ce jeune prince m’envoya
saluer. - Je me rendis aussitôt à l’église de Saint
Tekla-Haïmanote, dans l’enceinte de laquelle on avait
dressé une belle tente pour le recevoir.
Le Lidj Dori, âgé d’environ vingt ans, avait les traits
d’une grande pureté, mais son regard atone et l’expression
d’imbécillité de sa bouche faisaient peine à Voir.
Des ecclésiastiques gojamites qui l’accompagnaient
parlaient pour lui ; il comprenait, dit-on, mais ne répondait
que rarement. Les notables s’empressèrent
d’aller le saluer et de lui offrir des cadeaux en pains,
hydromel et comestibles de toutes sortes. A peine rens’être
conformé à ce pieux usage, quand le curé lui demanda par précaution
à quelle foi il appartenait. — Je suis Keubat, dit l’étranger. —
Vil hérétique, reprit le curé , tu as profané mon église ! — Et s’armant
d’une hache, il enleva soigneusement toute la partie du bois qu’il croyait
contaminée par les lèvres du-passant.