196 DOmUZE ANS DE SÉJOUR
intelligence ou des passions actives, mais une
grande bienveillance que semblaient confirmer ses
manières. Il me considéra avec curiosité et me
demanda tout d’abord mon âge.
— Voici le quatrième Cophte que je vois, dit-il;
celui-ci du moins pourrait être mon compagnon :
nous. avons même âge, et il ne me fait pas peur
comme cet autre avec ses yeux garnis d’un vitrage.
Il me pria si courtoisement d’ôter mon turban,
que j’y consentis, et il exprima son contentement de
ce que je n’avais pas les cheveux roux, comme tous
mes compatriotes, disait-il. Selon l’usage, je me
levai, et, prenant des mains de mon drogman une
pièce de mousseline pour turban, je l’offris au Ras.
Ce présent, d’une médiocre valeur pour le pays, fut
reçu avec la plus grande courtoisie. Je lui dis que
si j’étais resté si longtemps dans sa ville de Gondar
sans venir lui présenter mes hommages, c’est que
j’avais toujours compté sur le départ de la caravane
pour l’Innarya, qui, selon l’habitude, devait passer
non loin de Dabra Tabor.
— Innarya est bien loin, dit-il, et tu auras à
traverser des contrées bien barbares. Arrête-toi ici;
vis avec moi; tu auras des chevaux, une femme,
des pays à gouverner, des fusiliers pour te précéder
et de braves cavaliers pour te faire escorte.
Reste, et sois un frère pour moi.
Je me confondis en remercîments et je promis
de revenir après avoir exécuté les projets d’exploration
arrêtés avec mon frère. Il voulut me faire présent
d’un cheval, d’une mule, d’une carabine à mèche.
La proposition de ce dernier objet fit dire à son oncle
le Dedjadj Béchir, musulman renommé pour ses exploits
de guerre et sa grande beauté physique :
— Mon Seigneur voudrait faire revenir l’eau à
la rivière; les carabines ne viennent-elles pas du
pays de cet étranger?
— C’est juste, dit le Ras.
Et s’adressant à moi :
— Je suis disposé à ne te rien refuser. Penses-y,
et demande-moi ce que tu voudras.
Là-dessus, il reprit sa conversation avec ses favoris.
Nous étions dans une maison plus vaste que
celle de la Waïzoro, et construite sur le même modèle.
Quatre chevaux, attachés dans les entre-colonne-
ments, la tête tournée vers le centre de la maison,
jouaient avec l’herbe amoncelée devant eux; je leur
tournais le dos ; l’un d’eux, qui me flairait amicalement
depuis mon entrée, finit par happer mon
turban,et s’ébroua en l’empôrtant dans ses dents;
je ressaisis prestement ma coiffure.
— Très-bien ! dit le Ras eh riant; il ne craint
donc pas les chevaux?
Cet incident. rétablit la conversation avec moi.
Le Ras passait pour un des plus fins connaisseurs
en chevaux; il s’intéressa à ce que je lui dis de
l’équitation et de l’élève des chevaux en Europe et
en Arabie, et il me congédia enfin, en me recommandant
de revenir le voir le lendemain.
Un huissier nous fit donner une maison; le Lik
s’y établit avec nous; Dans la soirée, je descendis
sur le champ de manoeuvre ; le Ras, sans toge, et
vêtu seulement de haut de chausses et d’une petite
ceinture, y jouait au mail; un t-riquet recourbé à
la main, il courait pieds nus après le tacon, en
se bousculant avec les plus humbles de ses soldats.
En raison même de l’élévation de leur pouvoir, les