ordinairement de petits cultivateurs qui, lorsque la
récolte a été mauvaise, se louent aux trafiquants pour
une somme très-modique. Leur départ soulagea d’autant
plus notre bourse que, les sauterelles ayant
dévasté plusieurs provinces du Tigraïe, le blé était
hors de prix. Nous avions rencontré de longues files
d’hommes tristes et amaigris, réduits par la famine
à émigrer vers l’intérieur, avec leurs enfants, leurs
femmes et leurs vieillards. Le paysan tigraïen passe
pour être très-attaché au sol, peut-être parce que
ses champs exigent plus de labeur que ceux du reste
de l’Éthiopie; en temps de disette, avant de se résoudre
à émigrer, il épuise sa dernière ressource, il
immole son dernier boeuf de labour, sa dernière
chèvre, sa dernière volaille, il sustente sa famille de
feuilles ou d’herbes cuites dans de l’eau, et ce n’est
qu’au dernier degré de misère, qu’il se décide à abandonner
son champ pour aller louer ses services dans
quelque province moins éprouvée. C’était avec la plus
grande difficulté que nous nous procurions la farine-
nécessaire, et notre infidèle drogman, surenchérissant
sur la disette, nous la faisait payer vingt-et-une
fois plus cher qu’en temps ordinaire. Nos provisions
personnelles étant finies, nous fûmes réduits au régime
de nos porteurs. \
Parmi ces derniers se trouvait un nommé Hab-
taïe; nous ne pouvions nous comprendre que par
signes, mais nous nous étions attachés l’un à l’autre,
et quand porteurs et muletiers nous abandonnèrent,
il resta seul auprès de nous avec le drogman
et un garçon de seize ans, natif d’Adwa, nommé
Samson.
Trop peu nombreux désormais pour demeurer
campés la nuit, à cause [des éléphants, des animaux
carnassiers et des voleurs des environs, nous
dûmes aller nous établir à 600 ou 800 mètres de là,
dans le village de Maïe-Ouraïe. Ce village, situé sur
une éminence accotée à une montagne qui s’élève
perpendiculairement comme un mur, domine la longue
et étroite vallée où nous avions campé et que le
•typhus rend inhabitable en automne et au printemps;
par bonheur l’été durait encore. En face du
village, se dressent isolément dans la vallée deux
gigantesques aiguilles de rocher, au pied desquelles
se tient un marché hebdomadaire. A Maïe-Ouraïe,
notre détention nous apparut sous des formes plus
réelles ; nos bagages furent mis dans une maison
dont on gardait la porte, car depuis nos deux tentatives
de les détruire, on surveillait nos moindres
actions. ■ Gabraïe nous envoya, dire que nous ferions
bien d’en finir, pendant qu’il en avait encore envie
Mais nous persistâmes dans notre refus. Le Dedjadj
Kassa passait pour être équitable et, comme son
père, favorable aux Européens; nous lui expédiâmes
successivement deux messagers, mais ils ne reparurent
pas; nous gagnâmes un paysan ; il partit, fut pris,
maltraité et ramené chez lui. Il ne nous restait
plus qu’à essayer de communiquer avec le Dedjadj
Oubié, et comme nous n’avions personne à lui
envoyer, il fut décidé que je tenterais moi-même
l’aventure.
Les soldats de Gabraïe, fatigués sans doute de
la maigre chère qü’ils faisaient chez les paysans,
avaient obtenu d’être rappelés : deux ou trois d’entre
eux, avec les paysans, furent jugés suffisants pour
nous surveiller. En m’appliquant à attirer les enfants
du village, j’avais gagné le coeur des parents,
et grâce à la familiarité qui s’établit entre nous, je