valait de la part de tout le monde, même de mes
domestiques, un abord et des façons plus convenables.
La curiosité souvent blessante qui se manifestait
à mon aspect fit place à l’inattention ou à des
démonstrations polies. Je dus reconnaître la puissance
de la forme qui, même dans ses manifestations les
plus futiles en apparence, influence les hommes, les
captive ou les éloigne. Plus tard, les Éthiopiens m’ont
dit maintes fois : <c Si tu retournes dans ton pays,
l’habitude que tu as contractée de nos moeurs civilisées
te fera trouver tes compatriotes bien barbares.»
Plus d’un peuple entretient une vanité analogue, et
presque tous se sentent flattés qu’on se conforme à
eux.
Quelques jours avant le départ de mon frère, trois
soldats de la garde de Sahala Sillassé, Polémarque
héréditaire du Chawa, étaient arrivés à Gfondar, en
mission confidentielle. Surpris par les pluies, ils
avaient dû hiverner chez le Lik Atskou, qui entretenait
des relations amicales avec leur maître.
Les ancêtres de Sahala Sillassé avaient pu, grâce
à la transmission héréditaire de leur pouvoir, étendre
les frontières de leur État, surtout du côté du Sud,
aux dépens de populations païennes et peu aguerries.
Ils avaient aussi amassé de grandes richesses; leur
cour était la plus opulente de l’Éthiopie, et le Chawa
passait pour être la province la plus populeuse et la
plus sagement gouvernée. Afin d’augmenter son influence,
Sahala Sillassé entretenait des intelligences
et étendait ses libéralités jusqu’à Gondar et même
jusqu’à Adwa. Cependant, les trois envoyés de ce
prince ne faisaient que maigre chère à Gondar; quelques
notables, qui avaient eu part aux libéralités de
leur maître ou qui espéraient s’en attirer, les invitaient
bien de temps en temps à dîner, mais leur
ordinaire chez le Lik Atskou se ressentait de sa parcimonie
habituelle. Un jour, mon drogman me conta
leurs doléances; je les conviai chez moi et ne tardai
pas à leur fournir régulièrement le vivre et le couvert.
Quand la décrue des eaux leur permit de repartir
pour leur pays, je leur fis un petit cadeau à
chacun, et je leur remis quelques boîtes de capsules
pour leur maître, qui en manquait, m’avaient-ils dit.
Environ un mois après, cinq nouveaux envoyés
m’arrivèrent avec une belle mule et une esclave de
race gouragué, dont Sahala Sillassé me faisait présent.
Le plus âgé s’inclina devant moi, la poitrine découverte
en signe de respect, puis, se redressant avec
assurance, il me dit :
—Mon Seigneur m’a chargé de vous faire entendre
ces paroles :
« Je te salue, quoique étrangers l’un à l’autre
» et je te salue encore. Tu dois être fils de bonne
» mère; je ne te louerai donc pas de ta libéralité en-
» vers mes hommes délaissés par ces Gondariens que
» j’ai si souvent gratifiés; mais je désire que tu me
» mettes à même de reconnaître tes bons procédés.
» On me dit que tu projettes d’aller en Innarya; je
» suis assez puissant pour t’y faire conduire en sûreté.
» En tout cas, puisque tu as quitté ton pays pour
» visiter les peuples de la terre, tu ne saurais tra-
» verser l'Éthiopie sans voir la cour d’un prince
» comme moi, de même qu’il convient que j’y attire
» un chrétien venu de si loin. J ’ai fait prévenir de ton
» passage le Ras Ali et les chefs du Wallo;tous te
» protégeront en mon nom. Reçois cette esclave : elle
» te servira fidèlement; quant à la mule, qu’elle te
» fasse voyager sans fatigue. Ces présents n’ont de va