est péniblement impressionné par le spectacle de ce
qui est.
La pensée s’attriste à contempler cette frontière,
passage de tant de puissance, de tant de grandeur, et où
tout est rude, inculte, inhospitalier et vide; où les
pierres qui jonchent le sol, usées par les siècles, ne
laissent plus même deviner si elles ont servi de matériaux
aux travaux des hommes, et roulent informes
comme des galets sous le cours du temps.
Des milliers de pèlerins, des caravanes, des armées,
des populations entières qui ont passé là, il ne reste
aucun vestige, et n’étaient quelques bandes de cynocéphales
que l’on rencontre quelquefois, les erres de l’antilope
et du condoma, l’empreinte du pied de l’éléphant
ou du lion et la trace sinueuse du serpent, sont les seuls
indices de vie qu’on y. découvre aujourd’hui. Lorsqu’on
arrive à Moussawa par mer, le coeur se resserre à la
vue du sol calciné qu’on aborde et à l’aspect austère des
flancs du premier plateau‘éthiopien, qui bleuit dans le
lointain. En descendant de l’Éthiopie vers la mer, si l’on
s’arrête un instant sur un de ces contreforts qui étayent
le pays chrétien, on n’aperçoit à ses pieds que deè arêtes
pelées; plus loin, des terres vides, plates, désolées, puis,
la mer Rouge; et si c’est le matin, un immense disque
sanglant, désarmé de ¡tes rayons, qui semble émerger
des eaux et monte à vue d’oeil : c’est le soleil qui se lève,
que l’on ne pourra bientôt plus regarder, et qui, durant
toute la journée, va mordre ces gorges désolées où souvent
des hommes et des animaux meurent d’épuisement
et de soif. Il semble -du reste que ce pays soit admira-'
blement approprié pour servir Comme de vestibule à
l’entrée en Éthiôpie. Il convient au voyageur de s’y recueillir,
de s’y dépouiller d’habitudes, de préjugés, d’allures
de corps et d’esprit qui l’empêcheraient de participer
à la vie de ce peuple éthiopien, espèce de palim-
preste vivant, où il trouvera entassées et confondues,
ici en caractères inaltérés, là frustes ou indéchiffrables,
les traces de moeurs, de lois, d’habitudes, de coutumes,
de formes de la matière ou de l’esprit qui ont prévalu
les unes dans les temps homériques, les autres à Athènes,
à Rome, à Memphis, dans l’Inde, en. Judée, ou
durant le moyen âge en Europe, et enfin dans les premiers
temps islamiques. Et lorsqu’après des recherches
pénibles le voyageur, vieilli, s’en retourne par ce chemin,
s’il a su s’identifier avec le peuple qu’il quitte, ce
n’est point sans étonnement qu’il se considère et qu’il
retrouve les premières impressions de l’être qu’il était
au début de son voyage. Heureux s’il a acquis un peu
de sagesse ! . •
Dans la soirée, le Bahar Negach, après m’avoir regardé
quelque temps en dessous, avec ses yeux gris
ronds et brillants, me dit de sa voix rauque :
— Mikaël, depuis que tu es dans ma maison je te
suis des yeux et t’écoute, parce que, avant de déclarer
ma pensée à un homme, j’aime à m’assurer de ce qu’il
est. J’ai tâché de concilier avec, ta personne ce que"
mon fils et d’autres m’ont rapporté de toi ; tu me con ■
viens, je te donne la bienvenue. Mon hydromel est ardent
comme l’éclair, mais tu n’en bois pas. Si tu voulais
des repas délicats, je te dirais : retourne ou va-
t-en plus loin. Contrairement à ceux de ta race, tu te
nourris de lait; nos vaches agiles en donnent peu,
mais il est savoureux. Cette nourriture, qu’on nous reproche
comme trop primitive, fait- la force et le courage.
de nos jeunes hommes ; tu en boiras avec eux.
Mauvaise race que ces gens du Samèn ! Si le Tegraïe
avait quelques hommes comme moi, nous aurions fait
dire depuis longtemps : « Où donc était la demeure