J’eus de ce bienveillant intercesseur l’explication
de ma disgrâce chez le Dedjadj Oubié, et je compris
que l’étrange conduite de ce prince à mon égard
avait pu être motivée en partie par mon imprudence,
et surtout par mon inexpérience du pays. Toute société
a des règles explicites ou implicites qui régissent
les rapports "de ses membres entre eux, ainsi
que des principes d’action, mobiles, permanents ou
passagers, qui donnent l’intelligence des mouvements
et des évolutions de sa vie. L’étranger qui les ignore
est exposé à concevoir de cette société, comme à
donner de lui-même, les opinions les plus erronées.
Dès le commencement de ce siècle, le gouvernement
anglais, dans le but de sauvegarder en Orient ses
intérêts qu’il croyait menacés par la présence du général
Bonaparte en Egypte et par les projets de ce
grand homme sur l’Orient, avait songé à s’assurer
d’une position dans le Tegraïe ; et depuis l’évacuation
de l’Egypte par l’armée française, il avait envoyé ostensiblement
auprès du Dedjadj Sabagadis, qui gouvernait
alors le Tegraïe, une mission conduite par un
agent intelligent, M. Sait, qui avait visité le pays,
peu de temps auparavant, en compagnie de lord Va-
lentia. M. Sait réussit dans sa mission et retourna
en Angleterre;, mais les relations qu’il avait nouées
avec le Dedjadj Sabagadis restèrent sans effet, à cause
de la mort de ce Polémarque tué peu après, à la suite
d’une bataille perdue contre le Ras Marié, Folémar-
que du Bégamdir. Le Dedjadj Kassa, fils et successeur
de Sabagadis, ne put conserver de l’héritage paternel
qu’une petite portion du Tegraïe. Le reste fut
donné en investiture par le Ras du Bégamdir au Dedjadj
Oubié.
Entre autres présents, le gouvernement anglais
avait envoyé au Dedjadj Sabagadis trois mille fusils,
qui n’arrivèrent à Moussawa qu’après la mort du destinataire;
et, lors de mon entrée dans le pays, malgré
les réclamations du gouvernement anglais et les efforts
d’un de ses agents subalternes, nommé Coffin,
l’introduction de ces armes était arrêtée tantôt pour
un motif, tantôt pour un autre, mais surtout par
l’opposition du gouverneur de Moussawa. Coffin, ancien
matelot attaché à la mission de M. Sait, vivait
depuis près de trente ans en Tegraïe comme serviteur
du Dedjadj Sabagadis d’abord, et puis du Dedjadj
Kassa. Adopté par les indigènes dont il avait pris
les moeurs et même la religion, il n’était guère plus
considéré comme agent de l’Angleterre; mais les rapports
entre la famille de Sabagadis et le Gouvernement
anglais, quoique tombés en apparence, avaient
laissé dans le pays l’idée confuse que l’Angleterre
méditait de s’emparer du Tegraïe.
| Sabagadis mort, dès que la prépondérance croissante
du Dedjadj Oubié fut reconnue, des missionnaires
allemands s’étaient présentés à lui comme nationaux
anglais, et bientôt ils obtinrent de s’établir à
Adwa. Mais, au bout de quelque temps, le clergé
vit en eux des ennemis de sa foi, dangereux par Tar-
gent qu’ils répandaient, et les notables, jaloux des dé-
.penses hors de proportion avec le pays que faisaient
ces étrangers et de l’importance de plus en plus
grande qu’ils donnaient à leur établissement matériel,
les soupçonnèrent de n’être venus dans le pays
que pour servir les desseins- de l’Angleterre; aussi
l’opinion publique parut-elle satisfaite de leur expulsion
. Les choses en étaient à ce point lorsque nous arrivâmes
à Moussawa. Le Dedjadj Oubié renvoyait de