à l’étude des hommes, il ne doit point perdre de vue
que pour en être accueilli, il doit se les concilier;
qu’à cette fin il faut qu’il soit animé pour eux de sentiments
bienveillants, je dirai presque fraternels; et
ces sentiments se décèlent bien moins par la parole
que par une disposition intérieure. Car la parole est
impersonnelle ; chaque homme lui communique quelque
chose de lui-même et -la frappe pour ainsi dire
à son coin, au moyen de manifestations qui se dégagent
de lui à son insu et révèlent le mieux ce qui
s’agite dans son être. Il y a aussi certaines façons,
certaines contenances qui ont leur importance que
le tact indique, et qui sont comme des concessions
que l’on doit au milieu que l’on traverse. Quand on
s’est trouvé seul et inconnu au milieu de gens de
race, d’habitudes, de moeurs et de langue étrangères,
on apprend, comme les dompteurs d’animaux, à éviter
ou à assumer certains airs, certaines allurés, certains
gestes même, qui, indifférents en apparence,
n’en ont pas moins une portée sérieuse; tant il faut
peu de chose quelquefois pour indîteposér ou capter
son semblable! A Toudjourrah, j’eus à mettre en
usage tous mes instincts et toute mon expérience,
car nous avions débarqué malgré les indigènes,
et aux nombreuses considérations qui dans leur
esprit militaient contre nous s’ajoutait encore leur
fanatisme musulman. En passant mes journées à
leur faire des visites, je parvins à les habituer insensiblement
à mon voisinage; j’étais à demi-rompu
aux usages africains, et, au bout de quelques semaines,
je m’étais concilié plusieurs familles où
l’on m’attendait pour verser le café du matin ou du
soir. Je me mis au courant de l’opinion publique et des
divers intérêts qui agitaient: ce petit peuple. Saber
devint pour moi un chroniqueur précieux. C’était un
original que presque personne ne visitait, et il ne
sortait jamais de chez lui, si ce n’est le vendredi pour
se rendre à la mosquée; mais son âge, son intelligence
déliée, son esprit inquiet et mordant faisaient
de lui une autorité avec laquelle on comptait. Ses réflexions
satiriques couraient de bouche en bouche.
Il s’habitua si bien à bavarder avec moi que lorsque
durant la journée, j’omettais de l’aller voir, il ne manquait
pas de m’envoyer chercher.
Il paraît que Scher Marka, l’agent à Berberah du
capitaine Heines, s’étant assuré de notre destination,
malgré nos soins à la tenir cachée, avait averti le
capitaine de notre départ pour Toudjourrah, et que
celui-ci avait envoyé sur-le-champ le capitaine Chris-
tofer pour nous devancer à Toudjourrah et encourager
les habitants à s’opposer à notre débarquement.
Surpris par la diligence que nous avions faite et par
ma manière imprévue de traiter avec le Sultan, le
capitaine Heines donna des ordres pour rendre au
moins notre séjour infructueux et décourageant : il
était défendu de. nous vendre aucune provision de
bouche, et les indigènes répétaient que si l’on nous
permettait de nous joindre à une caravane pour l’intérieur,
les croiseurs anglais arrêteraient le commerce
maritime de Toudjourrah, et confisqueraient tous les
esclaves. Quant aux instructions relatives à notre régime,
elles furent rigoureusement mises à exécution,
et nous serions morts de faim sans quelques sacs
‘ de riz que par précaution nous avions apportés de
Berberah; pendant tout notre séjour, le secrétaire de
mon frère et moi, nous n’eûmes pour toute nourriture
que du riz cuit à l’eau. Un ami, s étant apitoyé