Nous avons fait ce que nous avons pu. Francs
contre Francs, qu’ils s’arrangent maintenant!
Saber, les yeux pétillant de malice, s’écria :
— Mais il n’est pas français, son bâtiment !
Et passant près de moi :
— Allah te bénira, me dit-il, pour le tour que tu
leur as joué.
Je me retirai dans notre logement. Le capitaine
du brick vint tout d’abord, avec ses officiers, nous
faire visite. C’était le capitaine Christofer, que je connaissais
déjà. Je le plaignis sincèrement d’avoir à
accomplir une mission qu’il désapprouvait au fond,
car c’était un honnête et aimable homme. Il eut une
conférence avec le Sultan et les principaux habitants
; il nous fit une seconde visite' dans la soirée, me
serra la main d’une façon significative et retourna à
bord, nous laissant touchés de ses procédés. Le lendemain,
il leva l’ancre.
Dès lors commença pour nous une existence pénible
et monotone. Les habitants de Toudjourrah sont
tous trafiquants; ils vont commercer à Berberah, à
•Moka, à Hodeydah, à Komfodah et à Djeddah, quelques
uns jusqu’au golfe Persique et dans l’Inde, et presque
tous font le pèlerinage de la Mecque ; leur principal
marché dans l’intérieur est en Chawa ; ils se
rendent aussi en Argoubba et dans le Wara-Himano,
mais ils ne vont que très-rarement jusqu’à Gondar.
Ils ne séjournent que très-peu de temps à Toudjourrah
et passent leur vie en expéditions commerciales
jusqu’à ce que l’àge les contraigne à rester dans leurs
familles ; ils se font alors remplacer par leurs fils,
ou bien ils confient leurs intérêts à des esclaves
éprouvés qu’ils recommandent aux chefs de caravanes.
C’est ainsi que Saber continuait son commerce;
Leur richesse consiste en argent et en troupeaux de
boeufs et de chameaux, dont ils ne profitent guère,
l’aridité de leur territoire les contraignant à les confier
à des pasteurs bédouins qui vivent à trois ou
quatre journées dans l’intérieur et qui prélèvent pour
leur garde plus de la moitié des produits. Le Sultan
seul ne trafiquait pas. Comme il ■ le disait bien lui-
même, son autorité n’était que nominale; ses sujets,
tous Afars de nation, et dont l’organisation sociale,
étudiée par mon frère, rappelle celle des premiers
Romains par sa division en curies, décuries et centuries,
se gouvernent eux-mêmes sous sa présidence,
lis sont d’une grande sobriété et appartiennent à la
vieille école des musulmans par leur abstension de
toute boisson enivrante. On trouve devant chaque
maison un petit espace de terrain bordé de grosses
pierres et couvert d’un gravier scrupuleusement
propre ; c’est là que les habitants font leurs prières,
boivent le café, reçoivent leurs visites et prennent
le "frais après le coucher du soleil.
Mon premier soin dut être de me créer des relations.
Dans les diverses pitiés de l’Afrique que j’ai
visitées, j’ai été frappé des sentiments de répulsion
et de crainte que l’Européen éveille chez les indigènes
des diverses races : les hommes nous regardent avec
défiance, les femmes nous fuient, les enfants ont
peur et s’écartent. Mais l’ignorance et la curiosité naturelles
à leur âge poussent ces derniers à se rapprocher
de nous; aussi, n’est-il pas sans utilité de se
faire bien venir d’eux. En tout pays, les caresses faites
aux enfants plaisent aux mères, aux nourrices,
aux femmes de la maison, et^ quand le maître rentre
chez lui, les enfants deviennent nos meilleurs protecteurs.
Que le voyageur veuille ou non s’appliquer