en les suivant dans leur intimité, on voit que tous, à
quelque degré de l’échelle sociale qu’ils soient placés,
n’y consacrent qu’une partie de leur être, comme un
impôt qu’aggrave aujourd’hui pour eux l’invâsion de
l’activité européenne, et qu’ils réservent l’autre pour le
culte de l’idéal, ce qui les empêche peut-être de tomber
dans une déchéance complète. Même dans les
villes du littoral de la mer Rouge et du golfe Persique,
où selon les vrais Arabes, ceux de l’intérieur, leurs compatriotes,
ont dégénéré, tant par suite du mélange des
races que par les genres d’occupations auxquelles ils
se livrent, aux heures où les travaux cessent, on voit
dans les bazars, sur les places publiques, dans les cafés,
au bord de la mer ou dans les divans particulièrs,
des réunions d’hommes occupés à écouter des récits
historiques, des contes légendaires ou fantastiques, des
épopées, des anecdotes, des poésies de toutes sortes,
quelquefois érotiques, mais bien plus fréquemment
celles du genre héroïque, surtout dans les cercles composés
d’hommes des basses classes. Les conteurs ne
s’astreignent pas à une version identique : ils développent
leur sujet de mille manières,- le quittent, le reprennent
au gré de leur inspiration ou des émotions
de leur auditoire. La plupart des Arabes sont exercés à
faire ces récits, mais comme chez nous au moyen-âge,
il y a des conteurs de profession qui voyagent de villes
en villages et de tribus en tribus. Malgré'les apparences
contraires, l’égalité est fort grande parmi les Arabes,
et ces réunions contribuent à la confirmer. Un
conteur en réputation attirera les hommes de tous les
rangs; un ouvrier interrompra son labeur silencieux
par un apophthegme ou quelque sentence nouvelle
annonçant que son esprit suivait les méandres d’une
pensée lointaine; un homme riche, en. marchandant
avec un étalagiste, se laissera entraîner par celui-ci'
dans les régions supérieures, et quelquefois sans plus
songer à son marché, il continuera son chemin, après
avoir fraternisé quelques moments avec un de ses
semblables dans le monde consolant où les conventions
et les gênes de la vie réelle n’existent plus.
Je me rappellerai toujours nos longues veillées sur
la terrasse d’Aïdine Aga, durant ces nuits sereines, à
demi éclairées par les étoiles dont les vives scintilla-
. tions sont inconnues dans nos climats. A l’immobilité
atmosphérique et aux ardeurs du jour succédait la
fraîcheur d’une brise de mer discrète et caressante; la.
ville dormait ; on n’entendait que le bruissement régulier
du flot sur la grève ; les Arnautes de garde vêtus
de leur pittoresque costume étaient couchés par terre
ça et là, et nous nous laissions bercer par la parole
lente et harmonieuse du Saïd Mohammed, qui nous
faisait voyager par la pensée de Bénarès à Damas,
de Sanâh à Samarkande. L’Agâ parlait quelquefois
de sa fin prochaine avec le calme et la dignité d’un
soldat. Il me semble le voir encore, avec son tarbouch
incliné sur l’oreille, ses grands yeux bleus, son
nez aquilin, lorsque d’une voix discrète il me don-
• nait des conseils :
■ — Ne te fie jamais complètement à un musulman,
me disait-il; tu es chrétien et comme tel il te cachera
toujours quelque chose de son coeur.
Quelquefois il posait la main sur mon épaule, et
ifte regardant de ce regard mélancolique de l’homme
qui se sent mourir :
XI est dur, disait-il, de sentir la vie s’affaissant sous
r -soi petit à petit. Qu’Allah.te donne ce. que j’avais espéré
pour moi-même, la mort d’un soldat!
■ Chaque soir, à la même heüre, la voix sonore .du