graphique. J’avais négligé en conséquence la langue
amarigna, qui ne devait m’être d’aucun secours au
delà du Gojam, me réservant d’apprendre celle des
Gallas. J’étais d’autant plus impatient de me rendre
chez les Gallas, qu’aucun Européen ne les avait visités,
que l’exploration de leur pays pouvait contribuer
à dévoiler les sources mystérieuses du fleuve Blanc,
et qu’enfin mon hôte, le Lik Atskou, me parlait
souvent de ce peuple de façon à surexciter ma curiosité.
Il m’intéressait moins aux hommes de son pays;
et, lorsqu’il m’en parlait, c’était moins pour me les
montrer tels qu’ils étaient que pour les critiquer de
ce qu’ils n’étaient pas.
Quelque respect que j’eusse pour ses opinions, j’étais
cependant loin de me douter de la valeur que leur attribuaient
ses compatriotes. J’ignorais alors que les
censures dont il frappait tel acte du tel personnage
public passaient de bouche en bouche jusque dans
les provinces éloignées, et qu’on le regardait comme
le dernier magistrat représentant l’antiqué loi nationale.
Il s’était tenu à l’écart, par mécontentement
d’abord, par philosophie ensuite; il observait les
événements et les jugeait impitoyablement. Mais il
restreignait ses pensées et ses discours en s’entretenant
avec un jeune étranger ignorant et inexpérimenté
comme je l’étais, et, pour les choses contemporaines,
il ne sortait guère des lieux communs.
Les hommes supérieurs, et il l’était, ne se déploient
dans l’intimité que lorsqu’ils se sentent compris, ou
lorsqu’ils veulent bien se consacrer à l’instruction
de ceux qui les écoutent. Le Lik était paternellement
bon pour moi; mais j’étais moins pour lui un confident
qu’une distraction à ses chagrins patriotiques.
Quelquefois, au milieu d’un entretien où il avait
charmé ses compatriotes, il se reprenait soudain et
leur disait en souriant :
■— Bahl à quoi tout cela mène-t-il, ô mes pauvres
Gondariens? Lorsque, la nuit, les hyènes font
silence, et qu’entre deux rêves vous entendez un
hôlement lointain, vous vous dites : « Ha ! oui, c’est
l’oiseau nocturne qui veille dans les ruines de notre
palais impérial. » Et vous ramenez sur votre tête un
pan. de votre toge, et vous vous rendormez. Je suis
comme cette hulotte : je vous rappelle l’édifice écroulé
de notre grandeur nationale. Mais à quoi bon? Fermez
les yeux et dites que c’est moi qui rêve.
Cependant ma visite au camp du Dedjadj Guos-
cho avait été pour moi comme une révélation. L’urbanité,
l’esprit chrétien et un je ne sais quoi d’antique
et de chevaleresque qui régnait à sa cour, m’avaient
fait .désirer de la mieux connaître; je m’étais mis à
apprendre l’amarigna, et la campagne que je venais
de faire avec l’armée gojamite avait achevé de me
déterminer à donner une direction nouvelle à mes
études et à remettre à un autre temps mon voyage
en Innarya. La géographie du Gojam, du Damote et
de l’Àgaw-Médir était encore inconnue, il est vrai;
il restait aussi à vérifier le renseignement relatif à
ce grand cours d’eau de l’Innarya, renseignement
qui avait si fort impressionné mon frère; mais,
depuis son départ, le temps s’était écoulé sans que
j’eusse pu exécuter notre programme. Je savais que
mon frère ne pouvait tarder à revenir, et qu’il reprendrait
avec une compétence bien supérieure à la
mienne les travaux géographiques que je venais d’interrompre
si brusquement durant notre campagne
en Liben. En tous cas, la position exceptionnelle
que je devais aux bontés du Dedjadj Guoscho me