Même aux yeux d’un étranger comme moi, tout
dénotait dans le pays une animation inaccoutumée.
Les G-ojamites aiment la guerre, et malgré la réserve
du Dedjazmatch, soldats et paysans se réjouissaient à .
l’idée d’une campagne contre les Gfallas, leurs ennemis .
naturels. Nous ne faisions que des étapes très-courtes, .
afin de permettre aux contingents de nous rejoindre.
Une bande d’environ deux cents fusiliers, la crosse en
l’air, marchaient en -tête ; puis venaient lë parasol, le
gonfanon et les quarante-quatre timbales, une trentaine
de fusiliers d’élite; les chevaux du Prince conduits
à la main; une vingtaine de porte-glaives et
autant, de soldats à pied, de ceux qu’on nomme corn-
pains ou commençaux du maître, et enfin le Dedjazmatch
à mule, et, à'.deux ou trois pas derrière lui, une
rangée d’une soixantaine, de cavaliers, montés à mule
également! A leur suite se pressaient confusément leurs
servants d’armes, leurs chevaux de combat, des fusiliers
ou des soldats montés sur des bidets; le reste de nos
gens, hommes, femmes, pages, sommiers, chiens, bagages,
valets,mêlés et confondus, suivaient à la débandade!
Nous avancions prestement à travers champs,'les
piétons au pas gymnastique, les cavalier» causant et
riant entre eux, et les timbales battant la marche. De
temps en temps, un trouvère, dominant de ses vocalises
perçantes le son des timbales, chantait un distique
en l’honneur du DedjaZmatch ou de quelque
cavalier célèbre par sa bravoure. Le Dedjazmatch,
impassible et droit sur sa mule à l’amble rapide, semblait
entraîner tout cé monde qu’il dominait. Les toges
blanches et flottantes, la variété pittoresque de leurs
draperies, le teint bronze florentin et les tresses des
chevelures noires des fantassins, ballantes au gré de
leur course, chevaux de combat, selles éclatantes,
housses écarlates, boucliers, javelines, les scintillations
de l’argent, du cuivre, du vermeil et du fer, les mèches
fumantes des carabines, timbales et trouvères chantant,
le bruissement des poitrines haletantes, le roulement
sourd que rendait la terre sous les pieds des
chevaux, toute cette étrange cohorte allant, réveillait
par son ensemble et ses détails le souvenir des plus
antiques images historiques. Les habitants des villages
se portaient en troupes sur notre route pour accueillir
le Dedjazmatch de leurs cris de joie; des groupes de
jeunes filles le recevaient en chantant des villanelles ;
les prêtres accouraient s’incliner sur son passage et
bénir ses entreprises ; pour ces derniers, le Prince, par
déférence, suspendait un moment sa marche. Nous
étions en automne : pas le moindre nuage au, ciel ; une
chaleur douce et des brises agréables. Les moissons
avaient été d’une abondance exceptionnelle; les paysans
paraissaient satisfaits. D’innombrables troupeaux
jonchaient paisiblement les vastes prairies qu’animaient
des volées d’ibis et des escouades de grues;
les bergers demi-nus, leur long bâton et leur flûte à
la main, souriaient avec sécurité en nous voyant; jusqu’à
des compagnies de gazelles et d’antilopes qui
s’enfuyaient un peu, puis s’arrêtaient pour regarder
passer ; et pour que rien ne manquât à la marche
triomphale du Dedjazmatch au milieu de cette explosion
spontanée.de l’affection de ses compatriotes,
comme cet admoniteur qui marchait à côté du triomphateur
à Rome, pour lui rappeler qu’il n’était qu’un
homme, quelque paysan, posté de loin en loin, faisait
entendre le cri perçant, à la fois suppliant et impérieux*
usité par ceux qui réclament justice!
Le Prince s’arrêtait, et, s’il y avait lieü, donnait
au plaignant un soldat chargé de faire redresser