buait à tort cette qualité à tout Européen ; que chez
nous, comme partout, le véritable savoir procure sûrement
réputation et fortune, et que ce sont, le plus souvent,
les charlatans, qui s’expatrient afin d’exploiter un
savoir équivoque. Mais j’avais beau dire, je n’obtenais
que demi-créance; afin de prouver du moins ma reconnaissance
pour l’accueil qui m’était fait, j’ajoutai
qu’en passant en Gojam avec la caravane, je pourrais
voir le jeune prince et conseiller ce que le simple bon
sens m’inspirerait.
Le Dedjadzmatch dit alors que son fils irait à Gon-
dar où je l’examinerais, pendant qu’il ferait des ablutions
à l’église de Saint Tekla-Haïmanote, célèbre par
ses cures miraculeuses.
—■ Tu jugeras de son état; tu trouveras peut-être
quelque remède, et, en tout cas, comme je ne crois pas
que ta caravane se mette en route de si tôt, tu pourras,
pour utiliser ton temps, accompagner mon fils en Gojam,
visiter notre pays et te joindre à elle, lorsqu’elle
passera sur mes terres. Les vieillards racontent que,
jadis, un homme comme toi est venu d’au delà de Jérusalem
aux sources de l’Abbaïe. Après avoir scruté les
feuilles des arbres, mesuré la localité et interrogé depuis
l’herbe jusqu’aux astres, il s’écria, dit-on, que ces
sources étaient douées de vertus merveilleuses; qu’elles
devaient être bénies de Dieu, ainsi que le pays qui les
produit. Ces sources sont situées dans mon gouvernement;
tu dois être curieux de les visiter; je t’y ferai
conduire, et il te sera loisible d’y rester, tout comme si
tu étais dans ton pays natal.
Imer Sahalou, le Blata Filfilo et d’autres notables
présents joignirent leurs instances à celles du Prince,
me promettant de faire tout ce qui dépendrait d’eux
pour me rendre le Gojam agréable. Le Lik Atskou vint
à mon secours, et enfin, le Dedjazmatch nous ayant
donné notre congé, nous repartîmes pour Gondar.
Nous étions restés au camp sept jours, sept jours de
fête ininterrompue pour le Lik Atskou, fête d’esprit et
fête de bons morceaux. Chemin faisant, il en rappelait
les moindres détails avec des commentaires si intéressants,
qu’à l’écouter nos gens oubliaient les fatigues de
la route ; et bien qu’il évitât de faire mention de la circonstance
la plus sensible pour lui, il tournait autour
avec complaisance de façon à nous laisser comprendre
qu’il emportait l’assurance que lé Prince lui donnerait,
sous peu, les preuves de sa libéralité. Aussi ne cessait-
il de fa ire l’éloge du Dedjadj Guoscho et des Gojamites,
au détriment du Ras Ali et des hommes du Bégamdir,
gens incivils, disait-il, processifs et sourds aux paroles
d’anciens comme lui. Reprenant le sujet de l’Européen
venu aux sources de l’Abbaïe, il m’apprit qu’il s’appelait
Yakoub; que les contemporains de son père parlaient
beaucoup de lui; que sa conduite et ses manières
l’avaient fait classer dans la noblesse; qu’il était juste,
brave, bon cavalier, adroit tireur, ami du peuple et
homme de bien en tout. Je n’eus pas de peine à reconnaître
dans ce Yacoub le voyageur écossais Jacques
Bruce, et je saluai sa mémoire. De même que le titre
d’homme de bonne compagnie, celui d’homme de bien
ne s’acquiert pas eh tous pays par les mêmes manières
d’être ; chaque peuple le donne d’après un type variable
résultant de ses besoins sociaux, de ses passions et
de son caprice, bien plus souvent que de la raison morale
pure. La religion, comme son nom l’indique, a cela
de bienfaisant, qu’en ramenant à un type moral unique,
elle relie dans une commune aspiration les races et les
sociétés qui, livrées à leurs seuls instincts, tendent à
diverger, à devenir étrangères, puis ennemies. Car plus