le nez aquilin, largement enraciné, les narines mobiles,
les yeux vifs, grands et enfoncés sous des arcades
couronnées d’épais sourcils, le front développé, légèrement
fuyant et (Commençant déjà à se dégarnir;
son col long et fort était d’une flexibilité telle qu’il
pouvait presque regarder son dos, ce qui, joint à la
petitesse de sa téte et à l’ensemble accentué de ses
traits, lui donnait parfois la pose d’un oiseau de proie.
Tout en lui indiquait l’intelligence, la passion, une
énergie cruelle et une sensibilité exquise; il n’avait
pas ce qui complète le tyran supérieur : l’impassibilité
du visage et du regard. Les muscles de son
visage, toujours prêts à se contracter, indiquaient
un caractère tourmenté, l’inquiétude, le soupçon
et l’astuce ; et quand son regard ordinairement bienveillant
s’animait, il devenait pénétrant et difficile à
‘ supporter. Ses manières annonçaient l’orgueil, la fierté
et un certain élan dominateur qui dénotait que sa
fortune était ascendante. Doué d’une mémoire des
plus heureuses, il n’oubliait plus le terrain ou l’homme
qu’il avait vu une fois. Physionomiste habile, il montrait
souvent une perspicacité féminine, dans son
discernement des caractères. Il s’emportait sur ses préventions
comme sur ses préférences ; ses amitiés, toujours
conduites par la passion, se sont toutes éteintes
dans le sang. Calculateur et cupide, ses richesses
étaient ordonnées d’-une manière scrupuleuse et avare ;
malgré cette disposition, il donnait en prince, et sa
libéralité intelligente, ingénieuse souvent, lui a valu une
réputation de générosité qui attirait dans, son parti des
chefs et des soldats de fortune des' provinces les plus
éloignées. Langue dorée à l’occasion, il était à son gré
bourru ou gracieux et insinuant; mieux que personne,
avant d’étreindre sa victime, il savait l’envelopper de
sa parole pleine d’artifice. Jaloux et envieux de toute
supériorité; aujourd’hui bon, sensible, tendre même,
demain dur, cruel, le sarcasme à la bouche. Sa pensée,
qui procédait par soubresauts, était comme un champ
de bataille où le bien et le mal se disputaient l’empire;
il passait sans transition d’une action vertueuse
à un trait de férocité. Parfois les paroles sortaient
de sa bouche, comme par orage, par explosion volcanique
: il révélait alors ses intentions les plus secrètes;
parfois c’est en silence qu’il accumulait ses
résolutions, ses ruses, ses bassesses, et qu’il écha-
faudait ses projets. Un tel caractère ne pouvait être
fort d’une façon continue; aussi était-il dissimulé et
défiant à l’excès. Il m’arriva un jour que j’entrai de
grand matin dans sa tente, de le trouver tout en
larmes devant un livre de prières. Il me parla de quelques
uns de ses actes avec repentir, mépris, et de sa
vie entière avec découragement; je tâchai de le relever
dans l’estime de lui-même et de ranimer sa confiance;
il se calma, se prêta à mes raisons, mais soudain il se
redressa comme une couleuvre dégourdie, et il me dit,
le regard flamboyant, que je n’étais pas sincère, que je
le trahissais, que j’étais son ennemi moi aussi, et sans
attendre ma réponse, il me sauta au cou en me demandant
pardon.
Cependant l’ordre fut donné de servir à déjeuner.
L’huissier introduisit un homme nu jusqu’à la ceinture,
portant sur la tête une corbeille à pain recouverte
d’une longue housse écarlate, et suivi du pane-
tier, de l’échanson et de deux servantes qui portaient
avec précaution deux plats couverts et fumants.
Ces corbeilles à pain sont rondes, plates, faites en
paille fine, à dessins de couleur, montées sur un pied
creux en vannerie et munies d’un couvercle conique;