Nous avions, mon frère, son secrétaire et moi,
l’habitude de nous promener chaque soir dans un endroit
fréquenté aux alentours de Toudjourrah. Depuis
deux ou trois jours, une indisposition retenant mes
compagnons chez eux, j’allais seul faire ma promenade
habituelle. Un soir, au détour d’un sentier, je
vis, accroupis sous des arbres, trois ‘ bédouins à qui
je donnai le salut d’usage. J’eus à peine fait quelques
pas qu’une grosse pierre lancée par derrière vint effleurer
mon turban et s’enterrer dans le,sable devant
moi. En me retoùrnant, je me trouvai face à face avec
mes adversaires; l’un d’eux mis hors de combat, les
deux autres disparurent derrière les ruines d’une mosquée.
Une petite fille, revenant de la fontaine, avait
tout vu, et, courant vers les premières maisons, elle
avait pousse le cri d’alarme ; ce qui avait déterminé
la fuite de mes agresseurs. Des habitants sortirent
en armes; nous retournâmes au lieu de la scène, mais
le bédouin tombé avait disparu. Mes amis s’émurent
beaucoup de cette tentative. Saber jeta feu et flamme
contre le Sultan et son parti, qui attireraient, disait-il,
sur son pays, la vengeance des Français, et, à son
défaut, une punition divine. A quelques jours de là
et en plein midi, le secrétaire de mon frère fut insulté
et attaqué à coups de pierre par des enfants et quelques
jeunes hommes.
Durant mon hivernage à Gondar, j’avais eu avec
Sahala Sillassé des relations de sa part très-bienveillantes.
Nous avions échangé des cadeaux, il m’avait
pressé de me rendre auprès de lui, et je ne doutais
pas que, s’il apprenait que j’étais à Toudjourrah, il
ne me fit ouvrir une route, malgré les résistances du
Sultan, car, à cause de leur commerce avec le Chawa,
tous les habitants de Toudjourrah dépendaient de lui.
Aussi, dès notre arrivée, avions-nous cherché à lui
faire connaître notre situation.
Plusieurs indigènes avaient d’abord consenti à lui
porter notre message, mais malgré l’appât d’une forte
récompense, chacun d’eux, au moment de partir,
s’était dégagé de sa promesse, en alléguant qu’il craignait
de mécontenter les partisans du Sultan. Nous
savions que la Compagnie des Indes songeait depuis
quelque temps à envoyer une ambassade en Chawa.
M. Harris, capitaine dans l’armée anglaise fut désigné
pour cette mission,' et le gouverneur d’Aden donna
l’ordre au Sultan d’organiser une grande caravane
pour l’accompagner. Quelques trafiquants plus pressés
que les autres se préparèrent à partir sur-le-champ,
et ils consentirent en secret à nous prendre avec eux.
Nous regardions donc notre départ comme certain,
lorsque l’arrivée d’un nouveau bâtiment anglais fit
échouer cette tentative. Le Sultan avait encore averti
le capitaine Heines, qui envoya cette fois à Toudjourrah
un agent spécial.
Cet agent s’établit dans une maison voisine de la
nôtre : il avait plus de soixante ans et se nommait
Hadjitor; il était Arménien de nation, parlait parfaitement
l’anglais, l’hindoustani, le persan et l’arabe, et
depuis nombre d’années, la Compagnie des Indes le
chargeait de missions difficiles dans diverses parties
dé l’Orient.
Cette fois, il venait à Toudjourrah pour combattre
ouvertement notre influence qui, au dire du Sultan,
l’empêchait d’exécuter les ordres du gouverneur anglais.
Dès le lendemain de son arrivée, il indiqua aux notables
réunisla meilleure marche à suivre pour nous empêcher
de partir pour l’intérieur. Du reste, il vint poliment
nous faire visite ; il nous dit franchement que