les regrets d’un seul, tandis que j’étais tout seul pour
porter les regrets de tant d’amis. Ymer Sahalou rendit
ma pensée à haute voix et en langage choisi.
— Voilà qui est parlé! s’écria la poétesse en se
frappant la poitrine; ô aveugle que j’étais! Par la mort
de Guoscho, voyez donc, messeigneurs! Du pays de
Jérusalem nous est venue notre lignée d’empereurs ;
de là aussi nous est venue notre'religion ; le même pays
nous envoie les étoffes de soie, les essences parfumées,
et voici encore qu’il nous a envoyé la véritable
amitié.
Et comme les préfices aux funérailles, dans l’antiquité,
la commère, continuant à broder sur ce thème,
finit par émouvoir la multitude.
Par déférence pour le rang d’Ymer, chacun attendait
qu’il prît congé de moi. Je lui représentai la fatigue
des rondeliers qui allaient devant nous au pas
gymnastique, et je le suppliai d’y mettre un terme en
nous séparant.
— Halte ! cria-t-il; messeigneurs, j’ai à m’entretenir
avec mon frère. Faites-lui vos adieux.
Tous les notables défilèrent devant nous, en me
disant, selon l’usage :
— Que Dieu fasse que nous nous retrouvions dans
le bien !
Nous chevauchâmes seuls désormais, côte à côte :
les cavaliers de l’escorte d’Ymer, à une centaine de pas
en arrière, et le petit groupe de mes gens en tête, au
loin. Nous arrivâmes à un ruisseau :
— C’est ici, me dit Ymer, que nous nous séparerons.
Vois ces berges vertes, ce gué facile et cette eau
limpide. C’est de bon augure. D’ailleurs, ce ruisseau
m’a déjà porté bonheur une fois : je te conterai ça un
jour.
Et, posant la tête sur mon épaule à la manière antique
:
— Béni, béni soit ton voyage, comme le jour qui
nous réunira! dit-il.
Un bond de son cheval l’éloigna, et il me cria :
— Frère, frère, comme au combat : le plus vite,
c’est le meilleur!
Et il partit à fond de train, la javeline en arrêt et
jetant au vent des : Ha! ha! ha! cris usuels dans la
mêlée ou dans la chaleur du jeu de cannes.
Et, oppressé par l’isolement, je repris ma route
avec une vingtaine de suivants, dont un bon tiers
étaient des prisonniers libérés, qui profitaient de mon
départ pour regagner leurs quartiers.
A ces émotions en succédèrent bientôt d’autres
d’une nature bien différente. Nous avions à faire deux
grandes journées de route avant d’arriver au camp
du Dedjadj Birro; les cultivateurs riches s’étaient réfugiés
dans les villes d’asile, avec ce qu’ils avaient
de précieux; le pays semblait désert; mais nous savions
que de derrière les accidents de terrain, les
paysans en armes nous épiaient, et que la vue de
notre petit nombre pouvait les engager à nous attaquer.
Nous venions de déposséder les gouverneurs du
pays, et l’administration du Dedjadj Birro, mal assise
et contestée en plusieurs endroits, laissait le champ
libre aux violences et aux désordres habituels durant
les interrègnes : des hommes d’armes en troupe
sont les seuls en cas pareils à se hasarder loin des
villes d’asile. Cependant, en nous bien gardant, nous
pûmes arriver sans encombre, le surlendemain matin,
au camp de Birro.
En chemin, j’avais fait une rencontre imprévue :
nous marchions en plaine, lorsque nous vîmes au loin
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