premier cas les montagnes me paraissent peu élevées, que dans le
deuxième cas elles me paraissent énormes. Et cependant l’angle visuel
restant le même, du moment que je fais des appréciations différentes de
leur distance, il semblerait que je devrais les traduire en appréciations
différentes de leur hauteur réelle.
Et je ne suis pas le seul à avoir cette impression. Jamais jé n’ai
entendu personne parler de variations dans l’appréciation de la grandeur
des montagnes suivant la limpidité de l’air; tous les observateurs
que j’ai consultés sur ce point sont d’accord avec moi pour
ne penser en pareil cas qu’à des variations dans l’appréciation de la
distance.
11 faut expliquer cette anomalie. Tandis que, dans la vie journalière,
nous traduisons normalement, en appréciation de la grandeur, l'angle
visuel d’un objet combiné avec sa distance -apparente, il est étrange,
en effet, que dans ce cas spécial, nous ne nous occupions que de l’appréciation
de la distance et point du tout de celle de la grandeur. Voici
l’interprétation que j’en propose :
Ce ne serait que pour les objets rapprochés, de dimensions commen-
surables avec les corps qui nous entourent, que nous utiliserions instinctivement
le procédé géométrique qui nous fait construire mentalement
le triangle rectangle dont nous connaissons un angle et un côté, et
dont nous pouvons calculer l’autre côté. Pour les objets de grande taille
ou très éloignés, pour les montagnes, nous en évaluons, la grandeur par
un autre procédé; nous en étudions la végétation arborescente ou herbacée,
nous cherchons si leur sommet est enneigé par les frimas de
l’hiver, ou s’il est revêtu du manteau des glaces éternelles. Bref,
pour l’appréciation de la hauteur d’une montagne, no.us^ mettons en
jeu l’observation du naturaliste plutôt que la trigonométrie du mathématicien.
Cela étant,.si la montagne nous semble près ou si elle nous sembie
loin, c’est ce point seul qui nous attire. Nous ne nous occupons pas de,
la question de hauteur; nous ne nous attachons qu’à la distance ; nous
ne faisons pas pour la montagne la Construction géométrique qui
nous intéresse immédiatement quand nous regardons un homme, un*
arbre ou une maison ; et quoique la question de hauteur soit pour une
montagne la première q th séürésente à notre esprit,nous la réservons
à une autre étudepour Jaquelje les variations de la distance n’ont rien
à faire.
Serait-ce à un raisonnement instinctif dé cet ordre que nous pourrions
attribuer la différence de hauteur apparente que je constate chez
les montagnes de la côte opposée à Morges, suivant que je les
regarde éri été ou en hiver? En été, les premières chaînes du grand
cirque des Alpes sont dégarnies de neige ; seules, quelques cîmes, le
Mont-Blanc, le Weisshorn, les JJiablerets, l’Oldenhorn gardent leur linceul
des glaces qui ne fondent jamais ; aucun doute n’est possible sur
le peu de hauteur relative des Alpes antérieures, des Préalpes qui
bordent le lac (J). En hiver, au contraire, leur parure de neige leur
donne un air de grandes Alpes, et un spectateur novice leur attribuerait
facilement des altitudes tout-à-fait abusives.
Si j’étais un touriste étranger contemplant pour la première fois ces
paysages, je pourrais être trompé par le spectacle, et mon erreur suffirait
à expliquer l’illusion de grandeur qui nous occupe. Mais tel n’est
pas le cas. Le paysage m’est assez familier pour que chaque détail en
soit buriné dans ma mémoire. Dès ma première enfance, je l’ai contemplé
et admiré sous tous ses aspects, par tous les temps, dans toutes
les faisons ; je l’ai souvent dessiné et je puis dire que ses moindres
accidents sont fidèlement inscrits dans mon oeil. Je connais la hauteur
relative de chaque cime, et si j’en vois une enneigée par une giboulée
locale d’un hiver trop hâtif, je ne pense aucunement à attribuer à
cette montagne une hauteur excessive ; je traduis cette anomalie du
tableau en y cherchant une anomalie des faits météorologiques.
Je ne me trompe donc pas en écartant cette interprétation du
phénomène.
¡ ' (P) Cependant! Voici ce qu’on raconte, au côiu du feu, à Morges. Feu A. B. promenait
sur les quais un sien ami venu de France. Le Mont-Blanc resplendissait
d a n s:l’encadrement majestueux que l’érosiûn de la. Drance du Chablais lui a
'découpé entre le' Billiat et l’Ouzon. Tous deux l’admiraient. — « Mais » s’écria le
Parisien « Vous m’en contez belle avec Votre Mont-Blanc. Je sais bien qu’il est la
plus haute montagne d’Europe, et cette cime-là est bien plus élevée que votre.pré-
tefidu Mont-Blanc. ». (En effet, la Dent d’Oche qu’il montrait, avec ses 2225m, distante
de Morges de 25km sous-tend au-dessus du lac un angle de 4°13', tan d isq u e le
Mont-Blanc, haut de 4810m, mais distant de 80km, n ’appàràit que sous un angle de
3°8'.) — « Mais ne voyez-vous pas, répondait A. B.; que cette Dent d’Oche est
plus rapprochée de nous, et qu’elle ne porte pas de neiges. » — « Vous êtes un farceur.
J ’ai des yeux et je vois que votre soi-disant Dent d’Oche est plus haute que
vôtre prétendu Mont-Blanc... » E t les deux amis se regardèrent longtemps de tra vers.
Chacun se demandait si son interlocuteur n’avait pas, pa r hasard, voulu le
mystifier. Et, dit-on, ils se séparèrent sans que cette question préjudicielle eût été
résolue.