La nappe du fleuve qui arrive au barrage est calme, et les portes
ouvertes sont assez larges pour que les colonnes d’eau, en les traversant,
ne se brisent pas dans leur chute ; elles tombent en masse, sous
la forme de cônes tronqués de 2m de hauteur sur l m de base, à surface
extérieure unie. Cette égalité de la surface permet aux rayons lumineux
de pénétrer librement dans l’épaisseur de l’eau qui, éclairée par
derrière, dans les heures de la matinée, présente une riche illumination.
Les dix-huit cônes d’eau en mouvement semblent des masses
immobiles d’une glace bleuâtre, brillamment éclairée sous le tablier
noir du pont. Ce bleu n’est pas le saphir foncé du Léman, vu dans la
verticale, lorsque nous naviguons en bateau sur le lac : la couleur des
couches superficielles est alors assombrie par le noir, du fond du lac
où la lumière ne pénètre point. Le bleu de la cascade de Genève est la
teinte plus claire, plus lumineuse du rayon horizontal qui traverse une
couche suffisamment épaisse des eaux légèrement opalines du lac ; ce
bleu, nous le voyons quand, en plein lac, nous regardons d ’eau sur
le miroir de Wittstein, ou bien lorsque nous plongeons la tète: sous
l’eau, dans la région pélagique, et qu’ouvrant les yeux, nous sommes
entourés d’un espace indéfini coloré de l’azur le plus délicat et le plus
doux. Pourquoi, dans ce cas, n’est-il pas teinté de vert, comme nous le
voyons sur la beine sablonneuse de Morges ? c’est que le lit du fleuve,
à Genève, recouvert de plantes, aquatiques sombres, renvoie très peu
de lumière, et que la couleur propre de l’eau en est très peu altérée.
Ces masses d’eau ne sont pas immobiles ; le jeu des courants n’est
pas absolument régulier, et des ondes divergentes donnent à la surface
conique un aspect mouvementé qui produit des effets chatoyants d’un
éclat singulier. La masse est assez limpide pour laisser voir certains
reflets du lit du fleuve recouvert d’un tapis de plantes vertes ; d’une
autre part, par transparence, on aperçoit les piliers noirs du barrage
qui, contrastant avec le vert, prennent dés tons violacés. Le cristal
bleu de la cascade est donc strié de lames fugitives verdâtres, noirâtres,
violâtres, d’une douceur’ extrême. Le ton général pourrait être
défini : celui de l’aigue-marine.
L’effet lumineux est renforcé par le contraste avec les écumes de la
cascade. La masse d’eau s’émiette au pied de la chute en une mousse
blanche comme neige, qui se soulève en gros bouillons entre les cônes
d’eau bleue, qui se relève en vagues arrondies là où le flèuve reprend
son cours. C’est une nappe violemment agitée de nuages d’argent qui
roulent tumultueusement au pied des colonnes azurines de la cascade.
Plus bas; dans le cours du fleyve,'les bulles d’air se dégageant, le bleu
reprend 'sa puissancé successivement et progressivement en donnant
les teintes les plus délicates du myosotis ou de la turquoise.
Qu’un rayon de soleil vienne illuminer ce jeu mobile de couleurs, et
le ’spectacle est aussi brillant que les plus brillantes scènes du paysage
aquatique. C’est ainsi que l’art arrive à égaler, presqu’à dépasser les
magnificences de la nature sauvage.
Un deuxième point, qui modifie l’explication que j’ai donnée de la
couleur des lacs, c’est l’action des poussières organisées, colorées, qui,
dans-certains cas, ont un effet considérable. Je me bornerai à en citer
trois exemples qui n’ont pas besoin d’autre interprétation. •
1° Dans le port de Morges, nous voyons apparaître chaque année,
au mois , d’août, la Pandoriha môrum, petite a lgue, globulaire de
dimensions minimes, mais dont la multitude est telle, qu’éllé donne à
l’eau une couleur verte très caractérisée. Elle amène l’eau de la surface
du port aux n°s VUE ou IX de ma gamme. Cette apparition ne dure
pas longtemps, une semaine à peine; elle est très locale, mais elle est
fort instructive. On voit fort nettement, dans ces traînées vertes, l’action
des vagues et des- courants qui accumulent en certains points une
plus.grande épaisseur de.ces eaux surchargées d’algues; on reconnaît
la limitation bien marquée de ces colorations accidentelles dues à un
organisme surajouté à l’eau, dont la couleur est fort différente. (*)
2° L’eau du lac de Bref, petit lac tourbeux, près de Chexbres,
présentait, le 14 septembre 1886, une teinte brun rougeâtre très manifeste.
Une pêche au filet de Müller m’y a montré une multitude d’algues
écarlates, Beggiatoa roseo-pêrsicina, dans sa forme de Zoo-
glaea (2). Leur nombre et leur éclat étaient suffisants pour expliquer le
virage vers le rouge d’une eau qui, sans elles, eût été. verte ou jaune.
3o L’eau du lac de Lugano était, du 7 au 11 septembre 1889, quand
(') Cette, accumulation en taches colorées des organismes aquatiques, je l’ai vue
fort brillamment le 36 mars 1888, au large d’Oran, où des myriades de noctiluques
taisaient, dans la mer indigo, de grandes sùrfaces orangées ;• ces taches étaient aussi
nettement.limitées que Test.le pollen de sapins qui donne au Léman les taches
jaunes connues sous le nom de f l e u r d u la c .
(2) J.-B. Schnetzler. Matière colorante des eaux du lac de Bret. Bull S Y S N
XXIII, 152, 1888.