absolument imperceptible,tandis que sur les corps opaques l’ombre
se traduit par une différence d’éclairage de la surface et, par suite, par
une différence de couleur et de ton de la surface seulement, dans les
corps demi-transparents, comme l’air chargé de poussières ou de
vésicules de brouillard, ou bien l’eau telle qu’on la rencontre dans la
nature, le phénomène de l’ombre se traduit par une différence de
couleur et de ton de la masse même du corps opalin. Les poussières
de l’air (*), les poussières de l’eau, illuminées par le soleil, apparaissent
plus brillantes que lorsqu’elles ne reçoivent pas cet éclairage, et,
ensuite de cela, l’eau traversée par un rayon de soleil apparaît plus
éclatante, d’une autre couleur que l’eau protégée par un écran. Il en
résulte que le cône d’ombre projeté dans l’eau par un corps opaque
montre unê teinte plus sombre, plus foncée que la partie de l’eau
avoisinante éclairée par les rayons du soleil (par exemple, l’ombre
d’un nuage qui passe sur le lac) ; il en résulte aussi que si un artifice
quelconque, une lentille convergente par exemple, concentre en un
point une somme plus forte de rayons solaires, ce point apparaîtra
plus brillant, plus éclatant, plus lumineux que les régions avoisi-
nantés.
Mais ces différences d’éclairage ne deviennent sensibles à notre
oeil que lorsque l’épaisseur de la couche d’eau éclairée ou ombrée est
suffisante pour impresionner la rétine par voie de différence; l’expérience
suivante le fera comprendre : Prenez un petit fragment de
miroir plan, une lame d’un centimètre de large sur quelques centimètres
de long ; placez-le dans le lac, sous une couche de quelques
décimètres d’eau, la face réfléchissante tournée en haut. Les rayons
solaires, réfléchis par la surface brillante, formeront une traînée lumineuse
suivant laquelle les poussières illuminables de l’eau recevront
une somme double de lumière : les rayons directs du soleil et les
rayons réfléchis par le miroir. Cette traînée, ce plan lumineux, apparaîtra
brillant à l’observateur ; mais celui-ci ne le verra, il ne percevra
la différence d’éclairage entre la traînée lumineuse et l’eau avoisinante,
que lorsqu’il sera placé de telle sorte que son rayon visuel pénètre
suivant une longueur suffisante dans le plan -éclairé. Tant que son
rayon visuel formera un angle droit ou presque droit avec le plan
lumineux, il ne percevra rien ; il ne commencera à le discerner que
(*) Dans une chambre éclairée pa r la fente de contrevents entrebâillés.
lorsque son rayon visuel sera presque parallèle, et ne le verra bien
que lorsqu’il se confondra presque avec la traînée lumineuse, lorsqu’il
l ’e n file ra , pour employer le langage des artilleurs. Il en serait de
même de l’ombre portée par un corps opaque assez étroit, un bâton,
une rame, par exemple.
En fait, nous ne percevons les différences d’ombre et de lumière
dans l’eau que lorsque notre rayon visuel est contenu, ou à peu de
chose près, dans les cônes d’ombre ou de lumière ; dans ce cas, nous
percevons la différence d’éclairage des couches de l’eau. Nous distinguons
fort bien l’ombre portée sur l’eau par notre propre corps, car
nos yeux étant situés au centre du 'cône d’ombre formé par notre
tête, notre rayon visuel est intégralement contenu dans ce cône
d’ombre. Mais nous ne voyons pas, ou nous voyons à peine, l’ombre
de. personnes assises dans le même bateau, si elles sont à quelques
mètres de nous; nos yeux ne sont aucunement en relation avec les
cônes d’ombre formés par ces personnes. Notre rayon visuel traverse
leurs cônes d’ombre suivant des angles relativement assez ouverts ; il
en résulte que, même lorsque nous sommes en compagnie, nous
voyons notre ombre isolée et solitaire sur l’ombre de notre bateau-
Comme le Peter Schlemihl de Chamisso, nos voisins ont perdu leur
ombre.
C’est un phénomène analogue à celui qui se produit au sommet
d’une montagne, dans l’ombre de l’observateur portée sur une masse
de brouillards, et qui est connu sous le nom de s p e c t r e du
B ro ck en . Sur le Brocken, les corpuscules diversement illuminés sont
les vésicules peu serrées d’un nuage rapproché; sur le Léman, ce sont
les-fines poussières qui opalinisent à peine l’eau bleue de notreTac. Je
devrais donc désigner l’apparition sous le nom de spectre. Mais le
mot spectre a dans la langue moderne une signification si précise
et si-fréquemment employée dans les phénomènes de dispersion chromatique
que, pour éviter toute confusion, je préfère appeler le phénomène
qui nous occupe le fa n tôm e d ’om b re p o r t é e s u r l ’e a u ,
ou plus brièvement le fantôme d’ombre.
Mais cette ombre sur 1 eau ne se voit bien avec les caractères que je
viens.de décrire que dans la région profonde du- lac, à l ’e a u b le u e ;
sur les bords, partout où l’on voit le fond, l’ombre portée des corps
opaques se dessine sur le sol, surface opaque elle-même, suivant les lois
normales et bien connues de l’ombre portée, et cette ombre, bien plus