mesure que la barque se dirigeait vers la gauche ; environ dix minutes
après son arrivée au grenier, M. Soret descendit pour m’annoncer que
les bateliers avaient plié les voiles, de façon à ne plus distinguer au
grand mât qu’une seule bande blanche ; avant de connaître le changement,
j’avais déjà remarqué que l’image de la petite voile s’était insensiblement
dissipée, et que celle de la grande avait diminué de ses
dimensions primitives, et j’étais tenté d’attribuer cette modification
dans l’apparence du spectre au changement d’horizon, et au rideau
que la terre commençait à former derrière lui ; mais je ne tardai pas à
reconnaître mon erreur en apprenant ce qui s’était passé sur la
barque ét en continuant à voir la bande blanche poursuivre sa marche,
jusqu’à ce que les arbres des Pâquis, interposés entre elle et nous,
l’eussent, complètement cachée à nos regards. »
Les physiciens Genevois ont évidemment cru voir un mirage latéral
(ce qu’ils appellent un corps palingénésique) ; cette interprétation a
été admise d’enthousiasme par Biot quand il a publié la lettre de Jurine
dans les bulletins de la Société philomatique. Depuis lors, elle a été-
répétée par tous les auteurs qui ont copié en l’altérant de mieux en
mieux la figure originale, du « seul exemple authentique connu d’un
mirage latéral. »
Je ne puis accepter cette attribution. S’il y avait eu mirage latéral,,
l’image secondaire aurait été ou symétrique ou parallèle à l’image
réelle. Or d’après le dessin, elle n’est ni l’une, ni l’autre. Les vergues
des deux barques sont à peu près parallèles, mais le reste des voiles
ne l’est pas ; le corps de la barque de droite et son chargement sont
bien visibles ; ceux de la barque de gauche disparaissent derrière
l’horizon apparent.
Mis en présence du dessin de Jurine, tout lecteur non prévenu y
verra deux barques, l’une venant vent arrière de Bellerive, dans la
direction de Genève, à 3 ou 4km de distance, assez près pour qu’on y
distingue les tonneaux qui sont sur le pont ; l’autre traverse d Her-
mance à Coppet ou Versoix à quelque 8 ou 10km de distance, assez
loin pour que la rotondité de la terre masque en partie le corps du
bateau.
Pour juger la question, je me suis installé à Genève à une fenêtre de
deuxième étage du GrandjQqai, et j’ai cherché à reconstituer le tableau
que voyaient Soret et J/lirine.'Précisément à ce moment plusieurs-barques
arrivaient voiles déployées, et deux d’entr’elles avaient exactement
les mêmes positions que celles du 17 septembre 1818. Mais-
était-ce scepticisme de ma part ? — je n’ai pas eu un instant d’illusion,
et je n’ai pas douté de la nature réelle des deux images qui se peignaient
dans ma rétine.
Je n’ai jamais vu ni de Morges, ni de Genève, ni d’ailleurs, rien qui
ressemblât à un mirage latéral. L’observation de Soret et J urine n’a, à
ma connaissance, été répétée jusqu’à présent par personne.
V. VIERATIONS DE L’AIR
1:1 est un phénomène fréquent à la surface du lac, où il acquiert des
proportions très évidentes; c’est le même qui gêne si souvent les
observations astronomiques et géodésiques. Je le désignerai sous le
nom de v ib r a tio n de l ’a ir.
On voit l’air qui rèpose sur le lac, chassé par un vent fort ou faible,
briser les rayons lumineux en les faisant sautiller, scintiller, tellement
que l’oeil n’obtient aucune image nette. Ces'déformations des images
sont analogues à celles qu’on obtient lorsque le rayon visuel rase un
corps fortement échauffe, une cheminée de bateau à vapeur, un mur
brûlé par lè soleil, ou un corps très froid, un bloc de glace, une surface
de glacier. Elles sont donc évidemment dues à des réfractions anormales
sur des couches d’air différemment denses.
Ces vibrations de l’air à la surfacfe du lac n’occupent qu’une couche
peu épaisse; lés masses éclairées qui s’élèvent à un quart de
degré, à un demi-degré ou plus au-dessus de là nappe de l’eau en sont
parfaitement exemptes, et les arêtes des montagnes de l’autre côté du
lac sont aussi nettes et franchement dessinées que jamais, quand les
objets à l’horizon sont le plus tourmentés par cette scintillation.
Ces vibrations sont mobiles et se déplacent dans le sens du vent ;
on dirait qu’on voit l’air se mouvoir. Je ne suis pas encore arrivé à
préciser les conditions de Cette apparition. Je l’ai vue par des temps
presque calmes, je l’ai vue par des bises violentes ; je l’ai notée en
plein hiver lors des réfractions d’air froid et des mirages les plus évidents
; je l’ai observée au printemps, un jour que la Fata-brumosa me
prouvaitl’existencedes réfractions d’air chaud. D’une autre part, elle n’est
pas toujours évidente, et par des vents violents je n’ai pas su en trouver
traces.