VI. ILLUSION DE GRANDEUR DES OBJETS FLOTTANTS SUR L’EAU ,
Les deux types de réfractions que nous avons montrés aboutissant
à des résultats opposés pour la position et l’apparence des objets vus
à l’horizon, occasionnent de singulières illusions dans 1 appréciation de
la grandeur d’objets flottants sur l’eau.
Par les réfractions d’été, un bateau qui navigue à quelques kilomètres
de distance nous paraît extraordinairement petit; par les
réfractions d’hiver, le même bateau, à la même distance, nous semble
extraordinairement grand.
Ces illusions proviennent de l’action de la réfraction sur la courbure
apparente de la nappe lacustre.
Quand en hiver régnent les réfractions d’eau chaude, le cercle de
l’horizon est rapproché de nous, et la barque qui passe au large à 2 ou
41™ nous apparaît au-delà du cercle de l’horizon ; nous la voyons soulevée
par le mirage, nous l’estimons à une grande distance, et comme
elle sous-tend un angle assez fort, nous la jugeons être de grande taille.
Quand, au contraire, ce sont les réfractions d eau froide qui lègnent,
quand, en été, la nappe du lac nous semble concave, la môme barque
nous apparaît au-devant, en deçà du cercle de l’horizon ; nous voyons
le plan de l’horizon la dominer derrière elle, et nous nous figurons
qu’elle est fort rapprochée de nous, plus rapprochée quelle n est en
réalité. L’angle visuel sous lequel nous la voyons, est celui qui correspond
à sa distance réelle; mais comme nous faisons une fausse appréciation
de la distance, comme nous faisons une erreur en moins
sur l’évaluation de l’éloignement, nous en concluons à une taille, à
des dimensions trop petites.
Après 40 ans d’observations journalières sur le lac, et possédant, je
puis le croire, une connaissance suffisante des choses lacustres, je suis
encore chaque fois victime de cette illusion, et je dois me corriger par
le raisonnement pour arriver à une saine appréciation de la distance et
de la grandeur des objets flottants sur l’eau.
Veut-on se rendre, compte de l’importance que peut prendre une
telle illusion ? Que par un jour d’hiver, par une brise légère, alors que
le mirage sur eau chaude -^approche déjà notablement le cercle de
l’horizon, on abaisse sôn rayèn visuel jusqu’au niveau même de l’eau
en le faisant réfléchir âur un miroir incliné à 45°. Les brindilles de bois
et les feuilles mortes qui flottent sur le lac à quelques mètres de nous
paraîtront sur la crête de l’horizon, et nous les prendrons pour des
poutres énormes ou de gigantesques ballots, agités par dé grosses
vagues à quelques kilomètres de distance. Comme le disait le fabuliste :
« Ce sont bâtons flottant sur l’onde. »
VII. LA GRANDEUR APPARENTE DES MONTAGNES DE LA CÔTE' OPPOSÉE
Dans l’hiver de 1887-88, j’ai été frappé d’un fait qui n’avait pas encore
à ma connaissance; été signalé. Les montagnes de la Savoie et des
Alpes vaudoises qui, vues de Morges, déploient leur splendide amphithéâtre
de l’autre côté du lac, me paraissent plus hautes en hiver qu’en
été. J’ai vérifié cette impression depuis lors, et je la confirme avec certitude.
Une telle observation ne peut être faite que sur un paysage bien
connu, assez attrayant, assez intéressant pour appeler fréquemment le
regard. Je ne sache pas qu’elle ait été répétée ailleurs.
En revanche, il est une observation qui a été faite partout et souvent,
c ’est la différence considérable que nous faisons dans l’évaluation de
la distance de la côte opposée et des montagnes qui la surmontent,
suivant le degré de limpidité de l’air. Cette différence d’appréciation de
la distance ne se traduit jamais en différence d’appréciation de la
hauteur et c’est là une anomalie que nous devons tout d’abord discuter.
Quand l’atmosphère est transparente, quand notre vallée est remplie
de cet air privé de poussières, parce qu’il a été lavé par la pluie, ou
chez nous ou dans les pays qu’il a traversés auparavant, comme l’a
fort bien expliqué J.-L. Soret (*), quand les forêts et les rochers des
Alpes m’apparaissent nets, distincts, fortement ombrés, à contours tranchés
et durs, j’ai l’impression que les montagnes sont rapprochées;
quand, au contraire, la brume aérienne, le hazc des Anglais, atténue
les reliefs, adoucit les tons et étend son voile dé gaze sur les monts de
la côte opposée, j’ai l’impression que ceux-ci sont éloignés. L’évaluation
imaginaire de,la distance d’un même point peut varier ainsi, peut-
être, du simple au double. Mais je ne pense jamais à dire que la hauteur
des montagnes me semble varier en même temps, que dans le