la différence de couleur qui a frappé l’oeil à distance est due à une
modification dans la forme des vagues ou rides. Partout où le lac a sa
couleur normale, d’un bleu plus ou moins foncé suivant la pureté de
l’eau, l’éclat du ciel, la grandeur et la direction des vagues, l’incidence
du rayon visuel, etc., les vagues ou rides que soulève la brise sont
v iv e s et aiguës ; la ligne qui joint leurs deux faces, dont l’une au
moins est concave, forme une arête, un angle plus ou moins obtus,
suivant la grandeur de la vague et l’intensité du vent. Au contraire,
dans la fontaine, les vagues et les rides sont m o r te s , leurs sommets
sont arrondis et à faces convexes, et elles ne présentent jamais
d’arête anguleuse à leur faîte. Si les vagues ont des dimensions un
peu fortes, ■ II* ** ne montrent pas, dans la fontaine, les rides secondaires
qui guillochént normalement les vagues vives. Si la brise est
très faible et les vagues très peu élevées, il peut même se faire que les
rides manquent absolument sur la fontaine qui est alors p la te
com m e u n m iro ir .
Les bords des fontaines sont bien limités ; c’est suivant une ligne
presque franche que la surface du lac change de caractère, et que les
vagues deviennent mortes ou vives.
La forme des fontaines varie et a quelque chose d’inconstant et de
fort irrégulier. C’est tantôt une tache, une surface circulaire, ovalaire
ou de forme quelconque; tantôt, et c’est le cas le plus fréquent,
la fontaine, qui prend alors le nom de c h em in dans la langue des
riverains, a la forme d’une bande très allongée, de cinq à dix mètres
de largeur, serpentant, s’infléchissant très lentement en courbes
arrondies; c’est un grand chemin, une large route tracée par une
main invisible sur la surface du lac. Si nous en suivons le trajet, nous
la verrons aboutir à un point bien défini de la côte, et ce point d origine
que nous noterons, est le plus souvent l’orifice d’un égoût ou un
établissement de blanchisseuse. D’autre fois un chemin marquera,
pendant des heures peut-être, le passage d’un bateau à vapeur.
D’autre fois une large fontaine s’étendra le long des jardins d’une
ville, et arrêtera, devant Morges par exemple, à cinquante mètres du
bord, les vaguelettes d’un rebat soufflant du large.
Vues à distance, d’un point élevé, de Lausanne par exemple, ces
larges bandes, ces taches capricieuses, marquent singuüèrement sur
le beau moiré azuré du lac, et leur forme changeante et inconstante a
souvent intrigué les observateurs.
Diverses explications ont cours dans le public sur ce phénomène
naturel. Voici celles que j’ai pu recueillir :
Selon les uns, la cause en est due à des sources sous-lacustres qui
viennent émerger à la surface; de là sans doute le nom de f o n ta in e s .
L’inconstance et la mobilité de ces taches réfutent immédiatement
cette opinion ; il n’existe du reste, nous l’avons déjà dit, à la connaissance
des pêcheurs, aucune source sous-lacustre un peu importante
dans le Léman.
Selon les autres (l), ce sont les couches profondes, chaudes, du lac,
qui viennent monter à la surface, à des places déterminées. Il est vrai
qu’en automne et en hiver, alors que l’air est plus froid que l’eau, les
couches superficielles du lac, refroidies par le contact de l’air, augmentent
de densité et tombent dans les profondeurs pour aller chercher
un niveau, dont la température et par suite la densité soient
égales à la leur ; il est vrai aussi qu’à ce moment les couches profondes
doivent monter pour remplacer ces couches superficielles et que
des courants ascendants émergent peut-être à des places limitées. Mais
le phénomène des fontaines ayant lieu dans toutes les saisons de l’année,
cette explication qui ne se rapporterait qu’aux mois d’automne
et d’hiver n’est pas suffisante.
Selon d’autres, ce sont des courants d’air obliques ou verticaux qui
tombent sur la surface du lac, suivant un angle plus ou moins ouvert.
J’avoue ne pas comprendre cette explication et je n'en entreprends
pas la réfutation.
Selon d’autres, la fontaine aurait lieu sur un point où le courant
d’air du vent se relèverait légèrement et cesserait de venir caresser la
surface du lac. C’est là l’allégation d’un fait, ce n’en est pas une explication
; car il faudrait encore donner la raison du soulèvement du vent,
indiquer pourquoi, à certains points, le vent se relèverait sans cause
appréciable et ne se comporterait pas sur les fontaines, comme partout
ailleurs à la surface du lac. Le fait est du reste faux, c’est ce qu’il
est facile de démontrer en faisant naviguer à travers une fontaine un
jouet d’enfant, une petite barque en bois, avec une voile aussi basse
que possible, de un ou deux centimètres au plus de hauteur ; le petit
navire continuera sa course au travers des fontaines, aussi facilement
(*) R. Blanchet. Essai sur l’histoire naturelle des environs de Vevey. p. 51.
Vevey, 1843.