crit de Prangins est une de ces chroniques fabuleuses où quelque mauvais
plaisant s’est amusé à entasser les légendes les moins authentiques
en les déguisant sous les graves dehors de l’histoire. La Chronique de
Vaud, le Manuscrit de Prangins, etc., sont si peu sérieux que lorsqu’un
historien, en présence d’un récit qui lui inspire des doutes, parvient à
le retrouver dans les pages de ces chroniques, il obtient par cela même
la démonstration de la fausseté de la légende. Quoi qu’il en soit, voici ce
que nous lisons dans le Manuscrit de Prangins (*) :
762 : Il y eut un si grand froid que le Lac fut tout gelé, et
après cela une si grande chaleur qu’elle se changea
en peste et plusieurs milliers de personnes en moururent.
è05 : Cette année fut célèbre par plusieurs prodiges. Le soleil
fut éclipsé d’une si grande obscurité pendant 15 jours
et le froid si grand que des chariots traversaient sur
la glace de Tonon à Nion (sic).
D’après les notes de M. le prof. Favey, l’histoire a enregistré une
année de grande froidure vers 762 à 765, en 764 d’après les chroniques
de Neuchâtel Ç2). Quant à l’année 805, elle ne compte pas dans les hivers
rigoureux du lXe siècle qui furent 800, 821, 860 et 874. Il est de toute
évidence que l’histoire de la congélation du Léman que raconte le
Manuscrit de Prangins est absolument apocryphe.
Sauf cette légende que nous repoussons, la chronique ne mentionne
aucun fait de congélation du Léman outre ceux que nous allons citer'
dans la rade de Genève. Et cependant les chroniques enregistrent avec
beaucoup de soin la prise des lacs et rivières en Suisse, tellement que
nous pouvons dresser un calendrier assez plausible des années de
grande froidure.
Deux études que nous avons eu l’occasion de faire après les grands
hivers de 1880 et 1891 nous ont fait connaître les allures de la congéla-
(*) Abrégé de l’histoire de Genève, depuis l’an 51 jusqu’en 1685. Copie d’un manuscrit
qui a été trouvé au Château de Prangins, et présenté à la reine Clémentine
femme de Louis II, roy de France (lisez la reine Clémence, femme de Louis X. 1315)
(Bibl. F. Forel).
(») « Le 1 octobre (1) 764, il fit un froid si violent qué toutes les eaux gelèrent, tous
les lacs de la Suisse et même la Mer Noire jusqu’à cent lieues d’Allemagne depuis
son bord ». Boyvc, Annales de Neuchâtel I 73.Berne 1854|jgj- Jamais les lacs suisses,
pas plus que la Mer Noire, n ’ont gelé à la date du 1er octobre. F.-A.-F.
tion des lacs suisses (*) ; nous savons quel est l’ordre relatif de leur prise
par la glace. D’abord les petits lacs des Alpes et du Jura, puis les petits
lacs de la plaine; puis les grands lacs peu profonds, Morat, Untersee,
Zurich; puis les grands lacs profonds qui gèlent très rarement, Neuchâtel,
le Bodan et Annecy; enfin ceux qui ne gèlent pour ainsi dire jamais,
mais qui exceptionnellement sont saisis en tout ou en partie,
Walenstadt, IV Cantons, Brienz, Thoune, le Léman, et le Bourget. Cette
congélation n’arrive qu’en janvier ou février, au plus tôt en décembre
(1879-1880).
L’on pourrait indiquer comme hivers rigoureux ceux dans lesquels
les lacs de Zurich, de Morat et l’Untersee sont pris par la glace, et
comme hivers très rigoureux ceux dans lesquels un ou plusieurs des
lacs de Neuchâtel, de Constance, des IV Cantons, de Thoune ou d’Annecy
sont gelés. Dans le tableau suivant, je ne donne que les hivers très
rigoureux, en notant la congélation du lac qui m’autorise à cette attribution.
1276 (ou 77) Bodan et tous les lacs suisses.
1379 Bodan.
1420 Neuchâtel.
1435 Bodan, Thoune,
1464 Bodan, etc.
1514 Neuchâtel, etc.
1571 Lario, Bodan, etc.
1573 ' Neuchâtel, Bodan, Annecy, IV Cantom
1684 Bodan, Thoune,
1695 Bodan, Neuchâtel, Thoune.
1709 Bodan, Neiichätel.
1789 Bodan, IV cantons.
1830 To us les grands lacs.
1880 id.
1891C2) id.
C) F.-A. Forel. La congélation des lacs suisses et savoyards pendant l’hiver de
1879-80. Echo des Alpes, XVI 94 et 149. Genève 1880. La congélation des lacs
suisses et savoyards dans l’hiver 1891. Arch. de Genève XXVII, 48.1892.
(2) Dans ce tableau et les pages suivantes, je désigne l’hiver pa r l ’année qui le
termine. Ainsi l’hiver de 1891 est l’hiver de 1890 à 1891. Le froid est en général le
plus rigoureux après le Nouvel-An ; puis ce qui nous intéresse ici, les lacs mettent
un long temps à se rèfroidir et à arriver à la température de zéro où la congélation
commence.