28.
trames dans le bassin des Courans, nous avions remarqué
près de la presqu’île Lebrun un petit village ;
lorsque M. Guilbert se trouvait sur le sommet du
mont qui domine les deux baies, il en avait aperçu
un autre sous ses pieds du côté de la baie de l’Amirauté.
Aucun des habitans de ces deux villages ne se
montra à nos regards, bien qu’ils ne pussent ignorer
notre présence ; les tribus de ces cantons ne connaissant
probablement les Européens que de tradition,
personne parmi eux n’osa se hasarder à faire avec
nous une plus ample connaissance.
Dans la soirée et la n u it, l’éternel vent d’O. souffla
encore avec fureur et par violentes rafales. Cette
fois notre position était encore plus précaire que les
nuits précédentes ; car, si nous eussions chassé, le
vent nous poussait directement sur les récifs de la
passe, et là notre sort ne pouvait être douteux.
Je vis enfin arriver le jour qui s’annonça sous
d’heureux auspices, et me présagea un vent favorable.
Afin de ne négliger aucune des précautions qui étaient
en mon pouvoir, dès quatre heures et demie je me rendis
à la pointe du S. E. de la passe, et je gravis jusqu’à
la cime du morne qui la domine. Ce ne fut pas chose
aisée, eu égard à l’escarpement du terrain et aux fourrés
impénétrables de fougères qui le revêtent à une
certaine hauteur. J ’en vins pourtant à b o u t, et de ce
mamelon ma vue plongeant sur la passe me démontra
qu’elle était praticable avec de grandes précautions'.
Pourtant je ne me dissimulais pas que cette entreprise
pouvait avoir des suites funestes. En reportant mes regards
sur la corvette, je ne pus m’empêcher de songer
involontairement que cette machine encore si bien organisée,
si imposante, et destinée à parcourir une si
longue carrière, serait dans quelques instans, parle
seul effet de ma volonté, exposée à trouver sa perte
contre les rochers situés à mes pieds. Dix officiers,
un équipage entier, habitans de cette cité flottante
devenue leur véritable patrie, n ’allaient-ils pas dans
quelques heures se trouver réduits à chercher leur
salut sur une rive stérile et inhospitalière, pour y
tramer une existence misérable, et peut-être y périr
sans revoir leurs parens et leurs amis?.... De pareilles
réflexions ébranlèrent un moment ma résolution :
mais elle se raffermit bientôt, et je ne retournai à
bord que décidé à tenter la fortune.
A sept heures, l’ancre à jet fut relevée et mouillée
plus près du navire, par six brasses; peu après, la
brise paraissant établie et modérée à l’O. S. O., la mer
étant en outre étale, je me décidai à appareiller sur-
le-champ afin d’être plus maître de ma manoeuvre.
Nous avions pris le grelin par l’arrière, ce qui nous
faisait présenter l’avant en route, et nous mettait ainsi
à même de recevoir de suite le vent dans les voiles en
dérapant; ce qui fut exécuté avec une grande célérité.
Au même instant, l’artimon, le foc d’artimon, la misaine
et le petit hunier furent appareillés, et durant
quelques minutes nous gouvernâmes très-bien ; mais
au moment où nous allions donner dans la passe,
le vent tomba, et le courant arrivant avec impétuosité
nous fit venir sur bâbord. En vain je fis à l’instant
TO.ME rr.