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252 NOTES.
action les faisait beaucoup r ire ; à chaque instant ils voulaient
m’é c h a p p e r, mais je les remettais aussitôt en p la c e . Ils n ’avaient
pas l’a ir de se p rê te r de bien b o n coeu r à une opération
qui leu r coûtait quelques minutes d’im m o b ilité , et je suppose
que les paroles q u ’ils m’adressaient dans leu r impatience au raien
t en en français de singuliers équivalens.
Un spectacle qui nous frappa p a r son caractère imposant
fu t la danse ou p lu tô t le ch an t mesuré des sauvages , exercice
p o u r lequel ils semblent passionnés. A peine l’un d’entre eux
eu t-il donné le signal co nnu , que tous ses compagnons accouru
re n t se p la c e r su r u n e seule ligne à scs côtés. Les uns je tten t
leu r natte su r le p o n t, d’autres se co n ten ten t de l’a rra n g e r de
manière à laisser libre le mouvement des bras ; alors au milieu
d un silence qui a q uelque chose de solennel ils p ré lu d en t à
leu r ch an t en b a tta n t les pieds l’un après l’au tre avec une mesure
parfa ite et en se frap p a n t en même temps le dessus des
cuisses avec la paume de la main. Au b o u t d’un instant u n
homme s e u l , d’u n e voix g u ttu ra le e t d’un to n qui a q uelque
chose de t r is te , commence u n e espèce de psalmodie su r une
seule note do n t tou te l’harmonie est due à la mesure des pa ro les
q u i sont distinctement Scandées. Dans le commencement
les syllabes longues d om in en t, puis elles sc p ré c ip iten t p eu à
p eu sans que la mesure soit changée ; b ien tô t le chorus est devenu
général et les chanteurs mettent plus d’émotion dans leu r
accent. P e tit a p e tit leu r corps se penche en a r r iè r e , leurs genoux
se frappent entre e u x , les muscles du cou se gonflent et
la tete s’agite p a r des mouvemens q u ’on dira it convulsifs ; leurs
yeux horrib lem en t tournés cachent entièrement le u r p ru n e lle
•sous la p a u p iè re , et en même temps ils rem u en t vivement dev
an t leu r visage leurs mains do n t les doigts so n t écartés. C’est
alors que cette étrange mélodie a pris un caractère impossible
a rendre p a r ^ s p a r o l e s , mais qui p énètre to u t le corps d’un
frémissement involontaire. I l fau t avoir entendu p o u r s’en
faire une idée cet incroyable crescendo où chacun des acteurs
nous paraissait possédé de quelque esprit in fe rn a l; et cepend
an t quels effets beaux et terribles résultent de ces accords sau vages
! Lorsque p a r u n dernier effort le délire des hurlemens et
des contorsions est porté à son com b le , to u t-à -c o u p la troupe
entière pousse u n p ro fo n d gémissement, les chanteurs vaincus
p a r la fatigue laissent tous à la fois retomber leurs mains sur
leurs cuisses, e t, rom p an t la ligne qu’ils o n t fo rm é e , ils ch e rchent
u n repos de quelques minutes do n t ils o n t le plus g rand
besoin.
E st-ce un chan t de guerre q u ’ils nous firent entendre? L’expression
grave et profonde de leu r harmonie p o u v a it nous le
faire croire ; c ependant quelques gestes paraissaient aussi convenir
à la pe in tu re d’u n combat amoureux. Quelle que soit du
reste leu r inten tio n , qu’ils célèbrent ainsi leurs victoires ou
leurs amours , ils n’en o n t pas moins u n e musique très-red o u tab
le , et ce n’est p o in t de celle-là qu’on p o u rra it dire qu’elle
amollit les ames p a r des sons efféminés.
Nous v oyant enchantés de ce sp e ctacle, nos sauvages en
moins de deux heures nous en d onnèrent plusieurs repré sentations
, et chaque fois avec le même degré de précision et d’énergie.
Vers le milieu du jo u r, la brise s’éta it élevée et le navire m archait
avec rap id ité . Les naturels descendirent dans leu r pirogue
e t laissèrent parmi nous q uatre de leurs compatriotes qui ne
témoignèrent pas la moindre in quiétude.
Après quelques bordées nous nous rapprochâmes d’une île
élevée que nous avions aperçue la veille. A l’ab ri de cette ile
on re co n n u t u n e belle anse ; u n can o t fut expédié p o u r en
sonder les abords; vers le soir nous doublâmes de trè s-p rè s les
rochers qui forment la pointe de l’î l e , et un moment après
l’ancre tomba , p a r six brasses, dans u n b e au mouillage qui
re çu t le nom E A n s e de l ’Astrolabe.
[E x tr a it du J o u rn a l de M . de Sainson.')
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