
On dira que Ieshumanitez étoient négligées à caufe de la rareté deï
livres, Si que les éfprits étoient tournez auxfciences du pur raifonne-
ment. Voyons donc comment on étudioit la philofophie & commençons
par la logique. Ce n’étoit plus comme elle étoit dans fon inftitution
l’art de raiionner jufte & de chercher la vérité parles voyes les plus fûres :
c’étoit .un exercice de difputer & de fubtiliicr à l ’infini. Le but de ceux
qui l’enfeignoient étoit moins d’inilruire leurs difciples que de fe faire
admirer d’eux & d’embraffer leurs adverfaires par des queftions cap-
tieufes à peu près comme ces anciens Sophiftes dont Platon fe joué
fi agréablement. Jean de Salisbery qui vivoit au douzième fiéele fe
plaint que quelques-uns palfoient leur vie à étudier la logique; & la,
faifoient entrer tout entiere dans le traité des univerlaux, qui n’en de-
volt être qu’un petit préliminaire : d’autres confondoient les catégories,
traitant dès l’entrée à l’occafion de la fubftancç toutes les queftions qui
regardent les neuf autres. Ils chicanoient iàns fin fur les. mots & fur la
valeur des négations multipliées:ils ne parloient qu’en termes de l’art,
Si ne croyoient pas avoir bien fait un argument s’ils ne l’avoient nommé
argument. Ils vouloient traiter toutes les queftions imaginables &
toujours renchérir fur ceux qui les avoient précédez. T e l elt le témoignage
de cet auteur.
Il eft appuyé par les exemples des anciens doâeurs dont les écrits
f o n t dans toutes les bibliothèques, quoique peu de gens les lifent. Prenez
le premier volume d’Albert le grand, tout gros qu’il eft, vous verrez qu’il
ne contient que la logique; d’où fans examiner davantage vous pouvez
conclure que l’auteur y a mêlé bien des matières étrangères, puis
qu’Ariftote qui a pouffé jutqu’auxdernieresprécifions,cequieft véritablement
de cet a rt, n’en a fait qu’un petit volume. Je vais plus loin.
Cette logique fi étendue prouve qu’Albert lui-même n’étoit pas bon logicien
8c qu’il ne raifonnoit pas jufte. Car il devoir confiderer que la logique
n’eft que l'introduâion à la philofophie & l ’inftrument des Icien-
ces :8c que la vie de j homme eft courte, principalement étant réduite au
tems utile pour étudier. Or que diriez-vous d’un curieux, qui ayant
trois heures pour vifiter un magnifique palais, en palferoit une dans le
Veftibule : ou d’un ouvrier qui ayant une feule journée pour travailler,
en employeroitletiersà préparer & orner fesinftrumens/
I l mefemble qu’Albert devoit encore fedireàlui-même; Convient-
il à un religieux, à un prêtre , de pafler fa vie à étudier Ariftote & fes
commentateurs Arabes ? Dequoi fert à un théologien cette étude fi
étendue de la phifiqUe générale 8c particulière : du cours desaftres &
de leurs influences, de la ftruâurede l’univers, des meteores, des minéraux,
des pierres & de leurs vertus ? N ’eft-ce pas autant de tems
que je dérobe à l'étude de l’écriture iainte, de l'hiftoire de l’églife 8c des
canons/ & après tant d’occupations, combien nie reftera-t-il de loïftr
pour la priere & pourla prédication , qui e ftl’elfentiel de mon inftitut ?
Les fideles qui me font fubfifter de leurs aumônes, ne fuppofentrils pas
qtie je fuis occupé à des études très-utiles , qui ne me biffent pas de
tems pour travailler de mes mains. J ’en dirois autant à Alexandre de
‘ Halés ;
Halés, à Seot 8c aux autres; 8c il me femble que pour des gens qui fai-
fbient profeflion de tendre à la perfection Chrétienne, c ’étoit mal rai-
fonner quededonner tant de tems à des études étrangères à la religion,
quand elles euffent été bonnes & folides en elles-mêmes.
, * Maisii s’en falloit beaucoup quelles le fuffent. La phyfique generalè
n etoit prefque qu’un langage dont on étoit convenu, pour exprimer
en termes fcientihques, ce que tout le monde fçait ; 8c la phyfique particulière
rouloit pour la plûpart fur des fables & de fauffes fuppofitions.
Caronneconfultoitpoint l’experience ni la nature en elle-même : on
ne iacherchoit que dans les livres d’Ariftote & des autres anciens. En
quoi l ’on voit encore le mauvais raifonnement de ces doâeurs : car pour
étudier ainfi il falloit mettre pour principe qu’Ariftote étoit infaillible
Si qu’il n’y avoit rien que de vrai dans fes écrits ; 8c par où s’en étoient-
ilsaffurez? étoit-ce pat l’évidence de la ebofe, ou par un ferieux examen?
C ’étoit le défaut général de toutes leurs études, de fe borner à
un certain livre au-delà duquel on necherchoit rien en chaque matière.
Toute la théologie dévoit être dans le maître des fentences, tout le droit
canonique dans Gratien, toute l’intelligence del’éctituredans la glofe
ordinaire : il n’étoit queftion que de bien fçavoir ces livres & en appliquer
la doârine aux fu jets particuliers. On ne s’aviloit point de chercher
oùGratien avoit pris toutes ces pièces qui compofent fon recueil & quelle
autorité elles av.oient par elles-mêmes. Ce que c’étoit que ces decré-.
taies des premiers papes, qu’il rapporte fi fréquemment; fi ce qu’il cite
fous le nom de faint J erôme ou de S. Auguftin, eft effectivement d’eux :
ce qui précédé & ce qui fuit ces partages dans les ouvrages dont ils font
tirés. Ces difeuffions paroiffoient inutiles ou impoflibles ; & c’eft en quoi
je dis que le raifonnement de nos doâeurs étoit court Si leur logique
défeâueufe: car pour raifonner foüdement il faut toûjours aprofondir
fans fe rebuter, julques à ce que l ’on trouve un principe évident parla
lumière naturelle ou fondé fur une autorité infaillible.
Ce feroit le moien de faire des démonftrations & parvenir à la véritable
fcience : mais c’éft ce qu’on n’entreprenoit gueres félon le témoignage
de Jean de Sarlsberi. 11 releve extrêmement l’ufage des Topiques d’A riftote
& la fcience des veritez probables : prétendant qu’il y en a peu de
certaines 8c neceifaires qui nous foient connues. Aufli avouë-t-il que la
géométrie etoit peu étudiée en Europe. Voilà fi je ne me trompe d’où
vient que dans nos anciensdoâeursnoustrouvonsfipeu de démonftrations
& tant d'opinions 8c de doutes. Le maître des fentences tout le
premier eft plein de ces expreffions : Il femble ; il eft vrai-femblable :
on peut dire. Et toutefois il devoitêtre plus décifif qu’un autre, puifqu’il
avoit entrepris de concilier les fentimens des peres oppofés en apparence.
Je conviens que l’on peut quelquefois propofer modeftement les
veritez lès mieux établies, comme faifoit Socrate : cet adouciffement
dans les paroles ne fait que fortifier la démonftration. Je conviens encore
qu’il eft de la bonne foi de ne pas flfirmer ce qu’on ne fçait point :
mais je foûtiens qu’on n'inftruit pas des écoliers en leur propofant des
doutes, 8c formant en eux des opinions qui ne les-rendent point fça-
Tome X V 11, ■ ■ ‘ b
Métal, m . e . i .
il, ç. 13.
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