
mi mettoit toutes les Tiennes aux hazards de la
guerre.
Ces coutumes des Romains, qui contribuoienttant
à leur grandeur , n’étoient point quelques faits particuliers
arrivés par hazard ; c’étoient des principes
toujours conftans ; 8c cela fe peut voir ailement ; car
les maximes dont ils firent ufage contre les plus grandes
puiffances , furent précifément celles qu’ils
a voient employées dans les commencemens contre
les petites villes qui étoient autour d’eux.
Maîtres de l’univers, ils s’en attribuèrent tous les
tréfors ; raviffeurs moins injallés en qualité de conquérons,
qu’en qualité de légiflateurs. Ayant lu que
Ptolomée, roi de Chypre, avoit des richefi'es immen-
fe s , ils firent une lo i , fur la propofition d’un tribun,
par laquelle ils fe donnèrent l’hérédité d’un homme
vivant, 8c la confifcation d’un prince allié. Bientôt
la cupidité des particuliers acheva d’enlever ce qui
avoit échappé a l’avarice publique. Les magiftrats
&.'les gouverneurs vendoient aux rois leurs injufti-
ces. Deux compétiteurs fe ruinoient à l’envi, pour
acheter une protection toujours douteufe contre un
rival qui n’étoit pas entièrement épuifé : car on n’a-
voit pas même cette juftice dès brigands, qui portent
une certaine probité dans l’exercice du crime.
Enfin, les droits légitimes ou ufurpés ne fe foutenant
que par de l’argent ; les princes pour en avoir dé-
pouilloient les temples ; 8c confifquoient les biens
des plus riches citoyens : on faifoit mille crimes, pour
donner aux Romains tout l’argent du monde. C’eft
ainfi que la république romaine imprima du refpeétà la
terre. Elle mit les rois dans le filence, 8c les rendit
comme ftupides.
Mithridate feulfe défeiiclit avec courage ; mais enfin
il fut accablé par Syllai , Lucullus 8c Pompée ; ce
fut 'alors que ce dernier, dans la rapidité de les vietoires,
a.cheva le porhpeux ouvrage de la grandeur
de Rom<;. Il unit au corjîs de fon empire des pays
infinis ; 8c cependant cet accroiflèment d etats, fervit
plus :m fpe&acle de la fplendeur romaine, qu’à fa
véritabh; puifiance, Sc aii foutien de la liberté publique.
Dévoilons les caufes qui concoururent à fa décadence
, à fa chute, à fa ruine, 8c reprenons-les dès
leur origine.
Pendant que Rome conquéroit l’univers, il y avoit
dans fes murailles une guerre cachée ; c’étoient des
feux comme ceux de ces volcans qui fortent fitôt
que quelque matière vient à en augmenter la fermentation.
Après l’expulfion des rois , le gouvernement étoit
devenu ariftocratique ; les familles patriciennes ob-
tenoient feules toutes les dignités, & par confisquent
tous les honneurs militaires 8c civils. Les patriciens
voulant empêcher le retour des rois, cherchèrent à
augmenter le mouvement qui étoit dans l’efprit'du
peuple ; mais ils firent plus qu’ils ne voulurent : à
force de lui donner de la haine pour les rois, ils lui
donnèrent un defir inmodéré de la liberté. Comme
l’autorité royale avoit pafifé toute entière entre les
mains des confuls, le peuple fentit que cette liberté
dont on vouloit lui donner tant d’amour , il ne l’a-
voit pas : il chercha donc à abaifîer le confulat, à
avoir des magiftrats des plébéiens, & à partager avec
les nobles les magiftratures curules. Les patriciens
furent forcés de lui accorder tout ce qu’il demanda :
car dans une v ille , oh la pauvreté étoit la vertu publique
; oh les richefi'es , cette voie fourde pour acquérir
la puifiance, étoient méprifées , la naiffance-
& les dignités ne pouvoient pas donner de grands
avantages. La puifiance devoit donc revenir au plus
grand nombre , 8c l’ariftocratie fe changer peu-à-peu
en un état populaire.
Lorfque le peuple de Rome eut obtenu qvi’il au-
roit part aux magiftratures patriciennes, onpenfera
peut-edre que fes flatteurs alloierit être les arbitres dit
gouvernement. Non : l’on vit ce peuple qui rendoit
les magiftratures communes aux plébéiens, élire pref-
que toujours des patriciens ; parce qu’il etoit vertueux
, il étoit magnanime ; 8c parce qu’il etoit libre,
il dédaignoit le pouvoir. Mais lorfqu’il eut perdu fes
principes , plus il eut de pouvoir, moins il eut de
ménagement, jufqu’à ce qu’enfin devenu fon propre
tyran 8c fon propre elclave, il perdit la force
de la liberté pour tomber dans la foiblefle 8c la
licence.
Un état peut changer de deux maniérés , ou parce
que la conftitution fe corrige, ou parce qu’elle fe
corrompt. S’il a confervé fes principes , 8c que la
conftitution change, c’eft qu’elle fe corrige. S il a
perdu fes principes , quand la conftitution vient à
changer, c’eft qu’elle le corrompt. Quand une république
eft corrompue, on ne peut remédier à aucun
dès maux qui naifîent, qu’en ôtant la corruption , 8ç
en rappellant les principes : toute autre correétiort
eft, ou inutile, ou un nouveau mal. Pendant que
Rome conferva fes principes , les jupemens purent
être fans abus entre les mains des fenateurs ; mais
quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût
qu’on tranfportât les jugemens, aux fénateurs, aux
chevaliers, aux tréforiers de l’épargne, à deux de ces
corps , à tous les trois enfemble, à quelqu’autre
corps que ce fû t, on étoit toujours mal. Les chevaliers
n’avoient pas plus de vertu que les fénateurs ,
les tréforiers de l’épargne pas plus que les chevaliers
, 8t ceux-ci aufli peu que les centurions. I
T a n g u e la domination de Rome fut bornée dans
l’Italie , la république pouvoit facilement fubfifter ,
tout foldat étoit également citoyen : chaque conful
levoit une armée ; & d-autres citoyens alloient à la
guerre fous celui qui fuccédoit. Le nombre de troupes
n’étoit pas exceflif ; on avoit attention à ne re->
cevoir dans la milice , que des gens, qui euflent allez
de bien , pour avoir intérêt à .la confervation de la
ville. Enfin , le fénat voyoit de près la conduite des
généraux, 8cleur ôtoit la penfée de rien faire contre
leur devoir.
Mais lorfque les légions paflerent les Alpes 8c la
mer, les gens de guerre, qu’on étoit oblige de laifler
pendant plufieurs campagnes dans les pays que l’ori
foumettoit,perdirentpeu-à peu l’efprit de citoyens;
& les- généraux qui difpoferent des armees 8c des
royaumes , fentirent leur force, 8c ne purent plus
obéir. Les foldats commencèrent donc à ne recon-
noître que leur général, à fonder fur lui toutes leurs
efpérances, 8c à voir de plus loin la ville. Ce ne furent
plus les foldats de la république, mais de Sylla ,
de Marius, de Pompée , de Céfar. Rome ne put
plus favoir fi celui qui étoit à la tête d’une armee
dans une province , étoit fon général ou fon ennemi.
Si la grandeur de l’empire perdit la république, la
grandeur de la ville ne la perdit pas moins. Rome
avoit fournis tout l’univers avec le feeours des peuples
d’Italie, auxquels elle avoit donné, en différens
tems , divers privilèges ; jus laeii, jus italicum. La
plûpart de ces peuples ne s’étoient pas d’abord fort
fouciés du droit de bourgeoifie chez les Romains ; 8c
quelques-uns aimèrent mieux garder leurs ufages.
Mais lorfque ce droit fut celui de lafouverainetéuni-
verfelle, qu’on ne fut rien dans le monde fi l’on n’étoit
citoyen romain, 8c qu’avec ce titre on étoit tout,
les peuples d’Italie réfolurent de périr, ou d’être romains.
Ne pouvant en venir à-bout par leurs brigues
8c par leurs prières, ils prirent la voie des armes ; ils
fe révoltèrent dans tout ce côté qui regardé la mer
Ionienne ; les autres alliés alloient les fuivre. Rome
obligée de combattre contre ceux qui étoient, pour
ainfi d ire, les mains avec lefquelles elle enchainoit
runivers , éjoit perdue ; elle alloit être réduite à fes
murailles, eRe accorda ce droit tant déliré aux alliés,
qui n’avoient pas encore ceffé d’être fideles, 8c peu-
à-peu elle l’accorda à tous.
Pour lors , Rome ne fut plus cette ville dont le
peuple n’avoit eu qu'un même efprit, -un même
amour pour la liberté, une même haine pour la ty*
rannie ; oii cette jaloufie du pouvoir du fénat, &
des prérogatives des grands , toujours mélée de ref-
pe£t , n’étoit qu’un amour de l’égalité. Les peuples
d’Italie étant devenus fes citoyens, chaque ville y
apporta fon génie , fes intérêts particuliers, 8c fa dépendance
de quelque grand protecteur. Qu’on s’imagine
cette tête monftrueufe des peuples d’Italie ,
qui, par le fuffrage de chaque homme , conduifoit le
refte du monde ! La ville déchirée ne forma plus un
tout enfemble : 8c comme on n’en étoit citoyen que
par une efpece de fiétion ; qu’on n’avoit plus les mêmes
magiftrats, les mêmes murailles , les mêmes
dieux , les mêmes temples , les mêmes fépultures ,
on ne vit plus Rome des mêmes yeux ; on n’eut plus
le même amour pour la patrie , 8c les fentimens romains
ne furent plus. ‘
Les ambitieux firent venir à Rome des villes 8c
des nations entières, pour troubler les fuffragesou
fe les faire donner ; les afiemblées furent de véritables
conjurations ; on appella comices.vne troupe de
quelques féditieux : l’autorité du peuple, fes lois,
lui-même, devinrent des chofes chimériques ; 8c l’anarchie
fut telle , qu’on ne put plus favoir , fi le
peuple avoit fait une ordonnance, ou s’il ne l’avoit
point faite.
Cicéron d i t , que c’eft une loi fondamentale de la
démocratie, d’y fixer la qualité des citoyens qui doivent
fe trouver aux afiemblées, 8c d’établir que leurs
fuffrages fôient publics ; ces deux lois ne font violées
que dans une république corrompue. A Rome, née
dans la petitefie pour aller à la grandeur ; à Rome ,
faite pour éprouver toutes les viciflîtudes de la fortune
; à Rome qui avoit tantôt prefque tous fes citoyens
hors de fes murailles, tantôt toute l’Italie &
une partie de la terre dans fes murailles, on n’avoit
point fixé le nombre des citoyens qui dévoient former
les afiemblées. On ignoroit fi le peuple av.oit
parlé, ou feulement une partie du peuple, 8c ce fut-
là une des premières caufes de fa ruine.
Les lois de Rome devinrent impuifl'antes pour gouverner
la république, parvenue au comble de fa grandeur
; mais c’eft une chofe qu’on a toujours v û , que
de bonnes lois qui ont fait qu’une petite république
devient grande, lui deviennent à charge lorfqu’elle
s ’eft aggrandie ; parce qu’elles étoient telles , que
leur effet naturel etoit de faire un grand peuple , 8c
non pas de le gouverner. Il y a bien de la différence
entre les lois bonnes, 8c les lois convenables; celles
qui font qu’un peuple fe rend maître des autres , 8c
celles qui maintiennent fa puifiance, lorfqu’il l’a ac-
quife.
La grandeur de l’état fit la grandeur des fortunes
particulières ; mais comme l’opulence eft dans les
moeurs, 8c non pas dans les richefi’es, celles des Romains
qui ne laiflbient pas d’avoir des bornes , produisirent
un luxe 8c des profufions qui n’en avoient
point ; on en peut juger par le prix qu’ils mirent aux
chofes. Une cruche de vin de Falerne fe vendoit
cent deniers romains, un baril de chair falée du -Pont
en coûtoit quatre cens. Un bon cuifinier valoit quatre
talens , c’eft-à-dire plus de quatorze mille livres
de notre monnoie. Avec des biens au - defi'us d’une
condition .privée, il fut difficile d’être un bon citoyen
: avec les defirs 8c les regrets d’une grande
fortune ruinée , on fut prêt à tous les attentats ; 8c
comme dit Salufte, on vit une génération de gens
qui ne pouvoient avoir de patrimoine , ni fouffrir
que d autres en euflent.
Il eft vraiflemblable que la fecte d’Epicure qui s’in-
troduifit -à Rome fur la fin de la république , contribua
beaucoup à gâter le coeur des Romains. Les
Grecs en avoient été infatués avant eux; aufli avoient-
ils été plutôt corrompus. Polybe nous dit que de fon
tems , les fermens ne pouvoient donner de la confiance
pour un grec, au lieu qu’un romain en étoit
pour ainfi dire enchaîné.
Cependant la force de l’inftirution de Rome, étoit
encore telle dans le tems'dont nous parlons , qu’elle
confervoit une valeur héroïque, 8c toute fon application
à la guerre au milieu des richefi'es, de la mol-
leffe, 8c de la volupté ; ce qui n’eft, je crois, arrivé
à aucune nation du monde.
Sylla lui-même fit des réglemens qui, tyranniquement
exécutés , tendoient toujours à une certaine
forme de république. Ses lois augmentoient l’autorité
du fénat, tempéroient le pouvoir du peuple , ré-
gloient celui des tribuns ; mais dans la fureur de fes
fuccès 8c dans l’atrocité de fa conduite, il fit des chofes
qui mirent Rome dans l’impofiibilité de confer-
ver fa liberté. Il ruina dans Ion expédition d’Afie
toute la difeipline militaire ; il accoutuma fon armée
aux rapines, 8c lui donna des befoins qu’elle n’avoit
jamais eus : il corrompit des foldats, qui dévoient
dans la fuite corrompre les capitaines.
Il entra dans Rome à main armée, 8c enfeignaaux
généraux romains à violer I’afyle de la liberté ; il
donna les terres des citoyens aux foldats, 8c il les
rendit avides pour jamais ; car dès ce moment, il n’y
eut plus un homme de guerre qui n’attendît une oc-
cafion qui pût mettre les biens de fes concitoyens
entre fes mains. Il inventa les proferiptions, 8c mit
à prix la tête de ceux qui n’étoient pas de fon parti.
Dès-lors, il fut impoflible de s’attacher davantage à
la république ; car parmi deux hommes ambitieux, 8c
qui fe difputoient la viftoire , ceux qui étoient neutres
8t pour le parti de la liberté, étoient fûrs d’être
proferits par celui des deux qui ieroit le vainqueur.
Il étoit donc de la prudence de s’attacher à l’un des
deux.
La république devant néceffairement périr , il n’étoit
plus queftion que de favoir, comment 8c par qiti
elle devoit être abattue. Deux hommes également
ambitieux, excepté que l’un ne favoitpas aller à fon
but fi directement que l’autre , effacèrent par leur
crédit, par leurs ricneffes, 8c par leurs exploits, tous
les autres citoyens ; Pompée parut le premier, Céfar
le fuivit de près. Il employa contre fon rival les
forces qu’il lui avoit données, 8c fes artifices même.
Il troubla la ville par fes émiffaires, 8c fe rendit maître
des élections ; confuls, prêteurs, tribuns, furent
achetés aux prix qu’il voulut.
Une autre choie avoit mis Céfar en état de tout
entreprendre, c’ eft que par une malheureufe conformité
de nom, on avoit joint à l’on gouvernement.de
la Gaule cifalpine, celui de la Gaule d’au-de-là les
Alpes. Si Célar n’avoit point eu le gouvernement
de la Gaule tranfalpine, il n’autoit point corrompu
fes foldats, ni fait refpe&er fon nom par tant de victoires
: s’il n’avoit pas eu celui de la Gaule cifaipine,
Pompée aurpit pû l ’arrêter au paflàge des Alpes, au
lieu que dès le commencement de la guerre, il fut
oblige d’abandonner l’Italie ; cë qui fit perdre à fon
parti la réputation, qui dans les guerres civiles eft la
puifiance même.
On parle beaucoup de la fortune de Céfar : mais
cet homme extraordinaire avoit tant de grandes qualités
fans pas un défaut, quoiqu’il eût bien des vices,
qu’il eût été bien difficile que, quelque armée qu’il
eût commandée, il n’eut été vainqueur., 8c qu’en
quelque république qu’il fut n é , il ne l’eût gouvernée.
Céfar après avoir défait les lieutenans de Pompée
en Efpagne, alla en Grèce le chercher lui-me