toient ; les plus Rages n’ en adoroient qu’un. Tous les
autres dieux n’étoient pourPlaton, Sénecjue, & leurs
femblables, que les attributs de la divinité. Toutes les
fables qu’on en débitoit, tout le merveilleux dont on
les cbargeoit , tout le culte qu’on leur rendoit, les
philofophes favoient ce qu’ii falloit en penfer. Mais
le peuple, mais la religion publique prenoit les chofes
A la lettre ; & c’ell la religion publique qui fait ici notre
objet. Or je dis i D. que les Romains en adoptant
la religion greque, voulurent des dieux plus refperia-
l>les.
Quels furent les dieux de la Grèce? c’eft dans Homère
; c’eft dans Héfiode qu’il faut les chercher. Les
■ Grecs n’avoient alors que des poëtes pour hiftoriens
•& pour théologiens. Homere n ’imagina pas les dieux,
il les prit tels qu’il les trouva pour les mettre en action.
L’ Iliade en fut le théâtre auffi-bien que l’Odyf-
fée. Héfiode ., fi la théogonie eft de lui, fans donner
«ux dieux autant d’ariion, en trace la généalogie d’un
jftÿle fimple & hiftorique. Voilà les anciennes archives
de la théogonie greque, & voici les dieux
qii’elles nous montrent. Des dieux corporels, des
•dieux foibles, des dieux vicieux , & des dieux inutiles.
Romulus en adopta une partie pour Rome, mais
en rejettant les fables qui les deshonoroient, la corporalité
en étoit une. Les dieux d’Homere & d’Hé-
liode , fans excepter les douze grands dieux que la
Grece portoit en pompe dans fes fêtes folemnelles,
naquirent comme les "hommes naiflent: Apollon de
Jupiter, Jupiter de Saturne, & Saturne avoit Cælus
pour pere. Rome les adoroitfans demander comment
ils avoient pris naiffance. Elle ne connoiffoit ni la fécondité
des déefies, ni l’enfance, ni l’adolefcence, ni
îa maturité des dieux;.elle n’imaginoit pas ces piés
argentés de Thétis, ces cheveux dorés d’Apollon,
■ ccs bras de Junon blancs comme la neige, ces beaux
yeux de Vénus, ces feftins , ce foleil dans l’Olympe.
Les Grecs vouloient tout peindre ; les Romains fe
contentoient d’entrevoir dans un nuage refperiable,
Cotta prouve fort bien contre l’épicurien Velleius ,
que les dieux ne peuvent avoir de figure fenfible ; &
quand il difoit cela, il expofoit les fentimens de Rome
dès fanaiffance.
Romulus vantoitla puiffance & la bonté des dieux,
non leur figure ou leurs fenfations;il ne fouffroit pas
qu’on leur attribuât rien qui ne fut conforme à l’excellence
de leur être ; Numa eut le même foin d’écarter
de la nature divine toute idée de corps : Gardez-
vous , dit-il, d’imaginer que les dieux puiffent avoir
la forme d’un homme ou d’une bête ; ils font invifi-
bles,incorruptibles, & ne peuvent s’appercevoir que
par l’efprit. Auffi pendant les 160 premières années
de Rome, on ne vit ni ftatues , ni images dans les
temples ; le palladium même n’étoit pas expofé aux
regards publics.
La religion greque, après avoir mis les dieux dans
des corps , pouffa l’erreur encore plus loin ; & de.
purs hommes elle en fit des dieux. Les Romains pen-
ferent-ik de même ? eft-il permis de hafarder.des con-
jeriures ? S’ils l’avoient penfé n’auroient-ils pas divi-
nifé Numa, Brutus, Camille & Scipion, ces nommes
qui avoient tant reffemblé aux dieux? S’ils mirent au
rang de leurs dieux Caftor, Pollux, Efculape, Hercule
, ces héros que la Grece avoit divinifés ; ils fe
defabuferent, & ne regardèrent plus ces héros que
comme les amis des dieux.
Le Bacchus fils de Sémélé, que la Grece adoroit,
n’ étoit pas celui que les Romains avoient confacré,
& qui n’avoit point de mere. Virgile nous montre
dans Télyfée tous les héros de Rome ; il n’en fait pas
des dieux. Homere voit les chofes autrement; l’ame
d’Hercule ne s’y trouve pas, mais feulement fon fimu-
Jacre ; car pour lui , il eft aflis à la table des dieux,
il eft devenu dieu. Les publkains de Rome lui air-
roient difputé fa divinité, comme ils la difputerent à
Trophonius & à Amphiaraiis ; ils ne font pas dieux ,
dirent-ils, puifqu’ ils ont été hommes ; &c nous lèverons
le tribut fur les terres qu’il vous a plu de leur
confacrer comme à des dieux. Objeriera-t-on l’apo-
théofe des empereurs romains ? Ce ne fut jamais
qu’une balle flatterie que l’eiclavage avoit introduite.
Domitien dieu! & Caton feroit refté homme ! Les
Romains n’étoient pas fi dupes. Ils vouloient des dieux
de nature vraiment divine, des dieux dégagés de la
matière.
Ils les vouloient aulfi fans foibleffe. Les Grecs di-
foient que Mars avoit gémi treize mois dans les fers
d’Otus & d’Ephialte; que Vénus avoit été blefféé
par Diomede , Junon par Hercule ; que Jupiter lui-
même avoit tremblé fous la fureur des geans. La religion
romaine ne citoit ni guerres ni blefliires, ni chaînes
ni efclavage pour les dieux. Ariftophane à Rome
n’auroit pas ofé mettre fur la feene Mercure cherchant
condition parmi les hommes, portier, caba-
retier,homme d’affaires, intendant des jeux, pour fe
fouftraire à la mifere ; il n’y auroit pas mis cette am-
baffade ridicule, oîi les dieux députent Hercule vers
les-oifeaux,pour un traité d’accommodement ; la falle
d’audience eft une cuifine bien fournie, qîi l’ambaf-
fadeur demande à établir fa demeure.
Les Romains ne vouloient pas rire aux dépens de
leurs dieux : fi Plaute les fit rire dans fon Amphîtrion,
c’étoit une fable étrangère qu’il leur prëfentoit, fable
qu’on ne croyoit point à Rome, mais qu’Athenes
adoptoit, lorfqu’Euripide & Archippus l’avoient
traitée. Le Jupiter grec & le Jupiter romain, quoiqu’ils
portaffent le même nom , ne fe reffembloient
guere. Les dieux grecs étoient devenus pour Rome
des dieux de théâtre , parce que là crainte, l’efpé-
I rance , les fuccès, les revers , les rendoient tout pro-
I près aux intrigues. Rome croyoit fes dieux au-deflus
de la crainte, de la mifere 6c de la foibleffe, fuivant
la doctrine de Numa. Elle ne connoiffoit que des dieux
forts.
Mais fi elle rejettoit les diepx foibles, à plus forte
raifon les dieux vicieux. On n’entendoit pas dire à
Rome comme dans la Grece, que Cælus eut ete mutilé
par fes enfans, que Saturne dévoroit les fiens
dans la crainte d’être détrôné, que Jupiter tenoitfon
pere enfermé dans le tartare. Ce Jupiter grec , comme
le plus grand des dieux, étoit aulfi le plus vicieux;
il s’étoit transformé en cy gne, en taureau , en pluie
d’o r , pour Réduire des femmes mortelles. Parmi les
autres divinités, pas une qui ne fe fût fignalée par
la licence, la jaloufie, le parjure, la cruauté, la violence.
v
Si Homere, fi Héfiode , euffent chanté à Rome les
forfaits des dieux, en admirant leur génie, on les auroit
peut-être lapidés. Pythagore , fous le régné de
Servius Tullius, crioit à toute l’Italie, qu’il les avoit
vû tourmentés dans les enfers , pour toutes les fauf-
fetés qu’ils avoient mifes fur le compte des dieux. Ont
prenoit alors la religion bien ferieufement à Rome.
Les efprits étoient fimples, les moeurs étoient pures ;
on fe fouvenoit des inftitutions de Romulus, qui avoit
accoutumé les citoyens à bien penfer, à bien parler
des immortels, à ne leur prêter aucune inclination
indigne d’eux. On n’avoit pas oublié les maximes de
Numa, dont la première étoit le refperi pour les
dieux. On refufe le refperi à ce qu’on méprife.
On feroit tenté de croire qu’on ceffa de bien penfer
des dieux, lorfque les lettres ayant paffé en Italie
, les poëtes mirent en oeuvre la théologie greque.
Elle n’étoit pour eux & pour les Romains, qu’un tiffu
Ide fables pour orner la Poéfie. Ovide n’en impofa à perfonne par fes métamorpholes. Horace & Virgile
en habillant les dieux à la greque , ne détruifirent pas
les anciennes traditions. La théologie romaine fub-
fiftoit dans fon entier. Denys d’Halicarnaffe, qui étoit
témoin du fait, dit qu’il la préféroit à la théologie
greque, parce que celle-ci répandoit parmi le peuple
le mépris des dieux, &t l’imitation des crimes dont
ils étoient coupables. Rome vouloit des dieux fages.
Elle fe fit des dieux auffi-bien que la Grece, mais
des dieux utiles. Palès fut invoquée pour les troupeaux
, Vertume & Pomone pour les fruits, les dieux
Lares pour les maifons, le dieu Terme pour les bornes
des procelfions. L’Hébé greque devint la déeffe
tutélaire de la jeuneffè. Si les dieux nuptiaux dans
les mariages, les Nixii dans les accouchemens, la
déeffe Horta dans les aérions honnêtes, Strenna dans
les aérions de force ; fi ces divinités, & tant d’autres
inconnues aux Grecs, partagèrent l’encens des Romains,
ce fut à titre d’utilité. Ilfemble que dès les
premiers tems, les Romains fe conduifirent par cette
maxime de Cicéron, /qu’il eft de la nature des dieux
de faire du bien aux hommes.
C’eft fur ce principe, qu’ils divmifereftt la concorde
, la paix, le falut, la liberté. Les vertus ne frirent
pas oubliées, la prudence, la piété , le courage,
la foi, autant d'êtres moraux qui furent perfonnifiés,
autant de temples ; &c Cicéron trouve cela fort bien ;
parce qu’il faut, dit-il, que les hommes regardent les
vertus comme des divinités qui habitent dans leurs
âmes. Les Grecs furent plus fobres dans cet ordre de
divinités. Paufanias ne fait mention que d’un temple
qu’ils éleverent- à la miféricorde.
Mais on eft peut-être furpris de voir les Romains
facrifieràla Peur, à laFievre, à la Tempête, & aux
dieux des enfers ; ils ne s’écartoient pourtant pas de
leur fyftème. Ils invoquoient ces divinités nuifibles
pour les empêcher de nuire. On ne finiroit pas fi on
vouloit faire le dénombrement de tous les dieux que
Rome affocia aux dieux de la Grece ; jamais aucune
ville greque ou barbare n’ en eut tant. La Quartille de
Petrone s’en plaignoit en difant, qu’on y trouvoit
plus facilement un dieu qu’un homme. La capitale du
monde fe regardoit comme le fanriuaire de tous les
dieux. Mais malgré ce polythéifme fi exceflif, on lui
doit cette juftice , qu’elle écarta de la nature divine
l’inutilité, le v ic e , la foibleffe , la corporalité. Des
dieux utiles, des dieux fages , des dieux forts, des
dieux dégagés de" la matière,, furent des dieux plus
refperiables. Rome ne s’en tint pas là : les dogmes
qu’elle adopta furent plus fenfés. C’eft çe que nous
allons prouver.
Dans toute religion , les dogmes vraiment inté-
reffans font ceux qui tiennent,aux moeurs, au bonheur
ou au malheur. L’homme eft libre fous l’aérion
des dieux ? Sera-t-il heureux en quittant cette terre,
& s il eft malheureux, le fera-t-il éternellement ?
Voilà les queftions qu’ont agité les hommes dans tous
les tems, &c qui les inquiéteront toujours, s’ils n’ont
recours à la vraie religion.
Les Grecs étoient fataliftes, fataliftes de la plus
mavaife efpece ; car félon eux, les dieux enchaînoient
les evenemens : ce n’eft pas tou t, ils pouffoient les
hommes au crime : écoutons Homere ; il a beau nous
dire au commencement del’Odyffée que les amis d’U-
lyffe doivent leur perte à leur propre folie, on lit
cent autres endroits oit le fatalifme le déclare ouver-
tement; C’eft Vénus qui 'allume dans le coeur de Pâ-
ns oc d Hercule ce feu criminel qui fait tant de ravages;
le bon Priam confole Héleneen imputant tout
aux dieux. Ce font des dieux ennemis qui fement la
haine & la difeorde entre Achille & Agamemnon, le
lage Neftor n’en doute pas. C’eft Minerve, qui de
concert avec Junon, dirige la fléché perfide de
f andarus, pour rompre une treve folemnellement
juree. C eft Jupiter, qui après la prife de T roie, conr
.du« la hache de Cly temneftre fur la tête d’Agami
non. On ne fauroit tout dire.
Qu*on ouvre le poëme^des Romains, Virgile ne
met pas fur le compte des dieux , le crime de Paris.
Héleneauxyeux d’Enée n’eft qu’une femme coupable
qui mérite la mort. Les femmes criminelles que lè héros
troyen contemple dans le tartare, l’impie SaJino-
née, l’audacieux T y t ie , l’infolent Ixion, le cruel
Tantale, n’ont rien à reprocher aux dieux. Rhada-
mante les obligea eux-mêmes à confeffer leurs forfaits.
Ce n’étoit pas là le langage de Phedre, d’Aftrée,
d’Orefte, d’CEdipe, fur le theatre d’Athènes. On n’y
entendoit qu’emportement contre les dieux auteurs
des crimes. Si la feene romaine a copié ces blafphè-
mes , il ne faut pas les prendre pour les fentimens de
Rome. Séneque & les autres tragiques faifoient pré-
cilémenr. ce que nous faifons aujourd’hui. Phèdre ,
(Edipe fe plaignent auffi des dieux fur notre théâtre
; & nous ne fommes pas fataliftes, mais ceux oui
nous ont donné le ton, oc aux Romains avant nous ;
les Grecs parloient le langage de leur religion.
La religion romainepropoioit en tout l’intervention
des dieux, mais en tout ce qui étoit bon & honnête.
Les dieux ne forçoient pas le lâche à être b rave,
encore moins le brave à être lâche ; c’eft le précis de
la harangue de Pofthumius, fur le point de livrer bataille
aux Tarquins : les dieux, dit-il, nous doivent
leurs fecours, parce que nous combattons pour la juftice;
mais fâchez qu’ils ne tendent la main qu’à ceux
qui combattent vailamment, & jamais aux lâches.
Le dogme de la fatalité ne paffa d’Athènes à Rome
qu’au tems de Scipion l’africain, Panætius l ’apporta
de l’ecole ftoïcienne ; mais ce ne fut qu’une opinion
philofophique adoptée par les uns, combattue par
les autres, lur-tout par Cicéron dans fon livre defuo.
La religion ne l’enfeigna point; & ceux qui l’cmbral-
ferent ne s’en fervirent jamais pour enchaîner la volonté
de l’homme. Epiftete afliirément ne croyoit pas
que des dieux euflènt forcé Néron à faire éjjentrer fa
mere.
Il eft etonrtant que la religion grecque ayant attribué
aux dieux la méchanceté des hommes, ait creufé le
tartare pour y punir des vicieux fans crime. Il l’effc
peut-être encore plus , qu’elle les ait condamnés à
des tourmens éternels. Tantale mourra toujours de
foif au milieu des eaux : Sifyphe roulera éternellement
fon rocher ; jamais les vautours n’abandonneront
les entrailles de Tytie. Ces profonds & ténébreux
abîmes, ces cavernes affreufes de fer & d’airain
, dont Jupiter menace les dieux mêmes, ne rendent
pas leurs viérimes. L ’enfer des Romains laifle
échapper les fiennes : il ne retient que les fcélérats du
premier ordre , un Salmonée, un Ixion, qui fe font
abandonnés à des crimes énormes ; lorfqu’Enée y
defeend, il en apprend les fecrets. Toutes les âmes,
lui dit Anchife , ont contrarié des fouillures par leur
commerce avec la matière , il faut les purifier ; les
unes fufpenduesau grand air font le jouet des vents;
les autres plongées dans un lac, expient leurs fautes
par l’eau ; celles-là par le feu ; enfuite on nous envoyé
dans l’élifée. Il en eft qui retournent fur la terre en
prenant d’autres corps : Enée qui ne connoît que les
dogmes grecs, s’écrie : ô , mon pere, eft-il poflible
que des âmes fortent d’ici pour revoir le jour ?
Voyez, reprend Anchife, ce guerrier dont le caf-
que eft orné d’une double aigrette ; c ’eft Romulus.
Voilà Numa, contemplez Brutus, Camille, Scipion,
tous ces héros paroîtront efferiivement à la lumière,
pour porter la gloire de notre nom& celle, de.Rome
aux extrémités de la terre.
L’élifée des Grecs étoit encore plus mal imaginé
que le tartare : toutes les âmes qui viennent aux
yeux d’Ulyffe, la fage Anticlée, la belle T y ro , la
vertueufe Antiope, l’incomparable Alcmene, toutes
ont une contenance trifte, toutes pleurent. Le brave
Antiloque, le divin Ajax, le grand Agamemnon^