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fans, fies attaques plus four des.,’ plus fiibtiles, plus
continuelles; & les.occasions d’y fuccomber.plusfré-
quentes. Ainfi l’exemple même de ces -Philofophes
riches , en fuppofant qu’il y en ait eu plülieurs, ce
que je n’ai pas-le tems d’examiner, ne diminue en
rien la force de mon raifonnement.
Pour Karfoiblir, il faudroitpouvoifpro'uver, i ° que
les inconvéniens que j’ai dit accompagner la poffef-
fion des richejfes, n’en font point des fuites néceffai-
res., 2° qu’en m’accordant que ces inconvéniens en
font inféparables , il ne s’enfuit point, comme je le
prétends, que les richejfes, avec tous les défordres
•qu’ elles entraînent après elles , foient incompatibles
avec l’état où jè fuppofe que doit être l’ame d’un phi-
lofQphe qui veut étudier la v érité, & la vertu. O r ,
je défie qui que ce foit, de prouver jamais ces deux
ehofes : on peut par des fubtilités de dialettique obf-
curcir certaines vérités , & jetter des doutes dans
l ’efprit de ceux qui les admettent, lorfque les forces
de leurs facultés intdle&uelles les mettent hors d’état
de diffiper les ténèbres, qu’un raifonnement fin
& adroit s’eft plu à répandre fur ces vérités ; mais
il-n’en eft-pas de même des faits dont nous fommes
tous les jours les témoins. Il eft impoflible à cet égard
d’en impofer à perfonne , & c’eft d’après ces fortes
de faits que j’ai raifonné.
Cependant pour qu’on ne me foupçonne point de
diffimuler dans une matière de cette importance,
rapportons ici l’éloge que Séneque fait des richejfes;
c ’en peut-être le plaidoyer le plus éloquent que l’on
puifle faire en leur faveur ; mais aufli je doute fort
qu’il y ait parmi nous un feul riche qui puifle lire
lans trouble, fans émotion, & s’il faut tout dire,
fans remords, à quelles conditions ce philofophe
permet au fage de pofleder de grands biens. Voici
tout le paflage tel que j’ai cru devoir l’ exprimer dans
notre langue,
« Le fage n’aime point les riche fes avec paflion,
■ » mais il aime mieux en avoir que de n’en avoir pas ;
» il ne les reçoit point dans fon ame, mais dans fa
» maifon ; en un m o t, il ne fe dépouille pas de
» celles qu’il poflede , au contraire , il lès conferve
» & il s’en fert pour ouvrir une plus vafte carrière à
» fa vertu, & la faire voir dans toute fa force. En ef-
» fe t , peut-on douter qu’un homme fage n’ait plus
» d’occafions & de moyens de faire connoître l ’é-
» lévation & la grandeur de fon courage avec les
» richejfes, qu’avec la pauvreté , puifque dans ce
» dernier état on ne peut fe montrer vertueux que
» d’une feule façon, je veux dire , en ne fe laiflant
» point abattre & abforber par l’indigence, au lieu
» que les richejfes font un champ vafte & étendu, où
» l’ on peut, pour ainfi dire, déployer toutes fes
■ » vertus , & faire paroitre dans tout fon éclat fa tem-
» pérance, fa libéralité, fon efprit d’ordre & d’éco-
» nomie, & fi l’on veut fa magnificence. Cefle donc
» de vouloir interdire aux philofophes l’ufage des
» riche fes ; perfonne ne condamna jamais le fage à
» une éternelle pauvreté ; le philofophe peut avoir
» de grandes richejfes, pourvu qu’il ne les ait enle-
» vées par force à qui que ce fo i t , & qu’elles ne
» foient point fouillées & teintes du fang d’autrui,
» pourvu qu’il ne les ait acquifes au préjudice de
» perfonne, qu’il ne les ait pas gagnées par un com-
» merce deshonnête & illégitime ; en un mot, pour-
» vu que l’ufage qu’il en fa it, foit aufli pur que la
» fource d’où il les a tirées, & qu’il n’y ait que l’en*
» vieux feul qui puifle pleurer de les lui voir poffe-
» der ; il ne refufera pas les faveurs de la fortune ,
» 6c n’aura pas plus de honte que d’orgueil de poffe-
» der de grands biens acquis par des moyens hon-
» nêtes ; que dis-je ? il aura plutôt fujet defie glori-
» fier, f i , après avoir fait entrer chez lui tous les ha-
» bitans de la ville , & leur avoir fait voir toutes fes
p ricfiejfçs, il peut leur dire : s’il fe trouve quelqu'un
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» parmi vous qui reconnoijfe clans tout cela quelque
» chofe qui foit à lui, qu'il le prenne. Oh le grand
» homme ! oh combien il mérite d’êtreriche, li les
» effets répondent aux paroles, & fi après avoir par-
» lé de la forte, la femme de fes biens refte toujours
» la même ; je veux dire , fi après a voit permis au
» peuple de fouiller dans fès cofres & de vifiter tou-
» te fà maifon, il ne fe trouve perfonne qui réclame
» quelque chofe comriie lui appartenant ; c ’eft alors
» qu’on pourra hardiment l’appeller riche devant
» tout le mondé. Difons donc ‘que de même que le
» fage ne lardera pas entfér dans La maifon un feul
» denier qu’il n’ait pas gagné légitimement , il ne
» refufera pas non plus les grandes richejfes qui font
» des bienfaits dé la fortune & le fruit de fa vertu ;
» s’il peut être riche , il le voudra, & il aura des
» richejfes, mais il les regardera comme des biens
» dont la poffeflion eft incertaine, & dont il peut
» fe voir privé d’un inftant à l’autre ; il ne fournira
» point qu'elles puiffent être à charge ni à lui ni
» aux autres ; il les donnera aux bons, ou à ceux qu’il
» pourra rendre tels, & il en fera une jufte répar-
» tition, ayant toujours foin de les diftribuer à ceux
» qui en feront les plus dignes, & fe fouvenant qu’on
» doit rendre compte tant des biens qu’on a reçu du
» c ie l, que de l’emploi qu’on eh â fait, (o )
Il faut avouer que ce paflage rènferme une théorie
conforme à la plus faine philofophie , & dans laquelle
Séneque donne in d ir e& em e n t à tous les riches
> & à ceux qui travaillent aîdemment à le devenir,
des préceptes de morale excellens & effen-
tiels, dont il feroit à fouhaiter qu’ils ne S’écartafTent
jamais ; tel eft par exemple ce principe : le f a g e n e
la ijfe ra p a s e n tr e r d a n s f a m a ifo n U n fe u l d e n ie r q u 'i l n 'a i t
p a s g a g n é lé g itim em e n t. Quelle leçon pour cette multitude
de riches de patrimoine, dont les grandes villes
font furchargées ; gens oififs, inutiles , & bons
uniquement pour eux-mêmes, qui, parce qu’ils ne
cherchent point à augmenter leur revenu, mais à en
jouir dans l'a retraite fans nuire à perfonne, fe croyent
pour cela de fort honnêtes gens ! mais ils ignorent
apparemment qu’il ne fuffit pas qu’un homme ait hérité
de fes peres de grands biens, pour qu’il foit cenfé
les pofleder légitimement, & en droit d’en faire tel
ufage qu’il lui plaira; en effet, on ne peut nier ce
me femble , que le premier devoir que la confidence
lui impofe à cet égard, & celui qu’il eft indifpenfa-
blement obligé de remplir, avant de difpofer de la
plus petite partie de ce bien, ne foit de faire tous fes
efforts pour remonter à la fource d’où fes ancêtres
ont tiré leurs rich ejfes , & fi 3 en fuiyant les différens
( o ) Non amat divitias ( fapiens ) fedmavult : non in animum
illas t fed in domum rccipït : nec rej'puit poffejfas , fed contipel , 6*
mdjorem virtuti fiuz materiam fubminiftrari vult. Quid ameni dubii
ejl, quin major materia fapienti viro fit , animum explicandifnum
in divitiis , quant in paupertate ? cum in hac unum genus virtutis
fit y non inclinari , nie deprimi : in divitiis , & temperantia 9 fl*
libérait tas, 6* diligent ta , 6* dïfpofitio , 6* magnïfiçenlia, campum
habeat patentent. . . . . Define ergo philofophis pecuniâ interdicere j
nerno fapienliam paupertate damnavït. Habebit philofophus amplas
Opes : fed nulli de t raclas , nec alieno fanguine cruentas , fine eu-
jufquam injuria parias , fine fordidis queeflibus , quarum tam'ho-
nefius fit exitus quam introït us , quibus nemo ingemifeat , nifi ma-
lig n u s..... llle vero fortu n a benignitatem à fe non fubmovebit 6* patrimonio per honefia quafito , nec gloriabitur , nec erubefeet.
Habebit tamen etiam quo glorietur , f i apertâ domo , & admifjâ in
res fu a s civitate, poterie dicere : quod quifque fuum agnoverit, tollat. O magnum virum , optime diviteni , fio p u s àdhanc vocem
èonfonet ! f i poft hanc vocem tantumdem habitent ! ita dico , f i tutus
& fecurus ferutationem populo prabuerit : f i n ihil quifquam apud
ilium invenerit, quo manus injiciat: audabter &propalam erit dives.
Sicu tfa p ien s nullum denarium intra limen fu um admitlet, male
intrantem : ita & magnas opes , munus fortunée, frublumque virtutis
non repudiabit , nec excludet.....S i poterit ejfe dives , volet ; &
habebit utique opes , Jedtanquam leves & avolaturàs: nec u lli a lii,
neè fib i graves ejfe patietur. . . Donabit aut bonis , aut eu quos fa -
cere poterit bonos. Donabit tum Jummo confilio y dignïffimos eli-
gens : ut qui meminerit, tam expenforum quàm acceptorum rationein
ejfe rejdendam. Sensc. de v ilâ b tatd, cap, x x j. x x i j & x x iij,
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canaux par lèfqileîs elles ont paffe pour arriver jufi
qu’à lui, il en découvre la fource impure&corrOm-
pne , il eft inconteftable. qu’il ne peut s’approprier
ces biens fans fe charger d’une partie de l’iniquité dè ;
ceux qui les lui ont laiffés ; cependant on peut dire :
fans craindre de paffer pour un détracteur des vertus
humaines , que fur vingt mille perfonnes, riches de
patrimoine, il h’y en a peut-être pas dix qui fe foient
jamais avifées de faire un pareil examen , & encore
moins d’agir en conféquence, après l’avoir fait, quoiqu’ils
y foient engages par tout ce qu’il y a de plus
lacré parmi les hommes ; il leur paroît d’autant plus
inutile1 d’entrer dans tous cés détails , que n’ayant
pas été les inftrumens de leur fortune , ils ne fe
croyent pas alors refponfables des voies obliques &:
des moyens injuftes &C criminels dont leurs peres peuvent
s’être fervis pour acquérir ces biens , & en conféquence,
nullement obligés de les reftituer à ceux
à qui ils appartiennent de droit, ou d’en faire quel-
qu’autre difpenfation également jufte & fage. Or
fans vouloir prévenir les réflexions du lefteur lur une
pareille conduite, il me fuffit de dire qu’elle prouve
bien la vérité de cette penfée de S. Jérôme ; « Tout
» homme riche, diteepere, eft ou in jufte lui'-mê-
» m e , ou héritier de l’injuftice d’autrui». O mnis dives
, aut ïndignus ejl, aut hxres iniqui. o
Revenons à Séneque. Ceux qui auront lu avec
quelque attention fes ouvrages,dans lefquels on trouve
prefqu’à chaque page les plus grands éloges de la
pauvreté & les paffages les plus formels en fa faveur,
avec les peintures les plus vives de la corruption
des riches , des tourmens cruels auxquels
ils font fans ceffe en proie, & enfin des malheurs
& des defordres affreux dont les richejfes font tous
les jours la caufe. Ceux, dis-je, qui fe rappellent
tout ce que cet auteur dit à ce fujet, feront frappés
de la contradiction évidente & de l’oppofition diamétrale
qu’il y a entre ce paflage & ceux que j’ai
rapportés précédemment; ils feront furpris avec
raifon , qu’un philofophe puifle avoir affez peu de fermeté
dans l’elprit, & de liaifon dans les idées, pour
fe laiffer ainfi emporter à' la fougue de fon imagination
au préjudice de la vérité, & pour fouffler le
froid & le chaud, fans s’appercevoir de l’incohérence
de fes principes.
Mais abandonnons cet auteur à fes écarts & aux
faillies de fon imagination ardente. Examinons ce
paflage en lui-même, & voyons ce qu’on en peut
raifonnablement conclure en faveur des richejfes.
Si on l’analyfe avec foin, on avouera, je m’af-
fure, qu’il ne prouve au fond que trois ehofes que
je n’ai jamais prétendu nier.
• La première, qu’il eft permis au fage de pofleder
de grandes richejfes à telles & telles conditions : &
en effet cela n’eft peut-être permis qu’à lui;
La fécondé, qu’il faut en faire bon ufage.
Et latroifieme, que les riches feroient beaucoup
plus à portée que les pauvres, de faire du bien, &
de pratiquer les vertus les plus utiles , s’ils ufoient
de leurs richejfes comme ils le doivent : trois pro-
pofitions également vraies, mais defquelles, comme
i l eft aifé de le voir, on ne peut rien conclure contre
m o i, puifqu’elles n’ont rien de commun avec la
queftion que j’examine ici.
Je fais cette remarque, parce que Barbeyrac ne
paroît pas avoir faifi le fens de ce paflage, dont il
donne même une toute autre idée, pour l’avoir lu
peut-être avec trop de précipitation, C ’eft dans fon
traité du jeu9 liv. I. ch. iij. §. y. t.om. /. que fe trouve
cette faute affez importante pour devoir être relevée.
Après avoir parlé en peu de mots des richefes
dans des principes peu réfléchis, & qui font voir à
mon avis que ce favant homme envifageoit quelquefois
les ehofes fuperficiellement, il ajoute dans une
»ote <j>. C3) « voyez çe que dit très-bien le philôfo-
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» phe Séneque pour faire voir que les grandes richejfes
» ne font nullement incompatibles avec la vertu, &c
» que le caraâere même de philofophe n’engage pas à
» s’en dépouiller, de yitâ beatâ, c-, xxiij. xxiv. xxv.
Je demande fl; fur cet expofé, on ne s’attend pas
à trouver dans ces trois chapitres des preuves directes
& pofitives des deux propofitïons énoncées
dans cette note. Cependant je îaiffe au leéteur à juger
fi Séneque prouve rien de tout cela dans le paflage
qu’on vient de lire, & fi ce paflage bien examiné ne'
le réduit pas à l’analyfe que je viens d’en donner.
On pourroit peut-être croire qüe c’eft dans les
chapitres xxiv. & xxv. dont je n’ai rien traduit, que
Séneque prouve cé que Barbeyrac lui fait dire. Mais
j’avertis ici que des, trois chapitres indiqués ici par
cet auteur, il n’y a à proprement parler que le premier
qui faffe au fujet ; lès deux autres n’y ont que
peu de rapport, c’eft de quoi on pourra fe ■ convaincre
en les lifant. Je ne vois donc pas ce qui a pu faire
illufion.à Barbeyrac , à-moins que ce ne foient les
deux dernieres lignes du chap. xxiv. Encore ce qui
les précédé., auroit-il du le remettre dans la bonne
voie. Voici le paflage entier : Divitias nego bonum
ejfe ; nam f i ejfeht -, bonos facerent. Nunc quoniam quod
apud malos deprehendittir > dici bonum nonpotejlhoc illis
nomen nego. Ceterum & habendas 'ejfe , & utiles , 6*
magna commoda vitæ adferentes fateor. Sériée, de vitd.
beatâ, cap. xxiv. in-jinc. C ’eft-à-diré, « Je nie que les
» richejfes puiffent être miles au rang defs véritables
» biens : car fi elles étoient telles, elles rendroient
» bons ceux qui les poffedent ; d’ailleurs on ne peut
>> pas honorer du nom de bien ce qu’on trouve enr
« tre les mains des méchans. Du-refte j’avoue qu’il
» en faut avoir, qu’ elles font utiles, & qu’elles ap-
» portent de grandes commodités à la vie;
Je voudrois pour l’honneur de Séneque, qu’il
n’eût pas fait cet aveu, fi peu dignç d’un philofophe;
fi peu d’accord avec les beaux préceptes de morale
qu’il donne dans mille endroits de fes ouvrages ; &
qui fuppofe d’ailleurs comme démontrées trois choies
, dont la première eft en queftion, la fécondé ;
finon abfolument fauffe, du-moins fort incertaine ,
& qui ne peut être vraie qu’avec une infinité de
limitations , de reftri&iôns & de modifications ; enfin
, dont la troifieme ne pourroit prouver en faveur
des richejfes, qu’après qu’on auroit fait voir démonf-
trativement ;
1®. Que les commodités qu’ elles procurent font fi
abfolument néceffaires au bonheur de l’homme, que
fans elles il eft continuellement & inévitablement
expofé à des extrémités dures & facheufes qui lui
font regarder la vie comme un fârdeau pefant qu’ori
lui a impofé malgré lu i, & dont il feroit heureux
d’être délivré.
z°. Que cette joie intérieùre, cette tranquillité
& cette paix qui font le carâ&ere diftin&if de l’ame
du fage, accompagnent toujours ceux qui jouiffent
de ces commodités ; tandis que le chagrin, les fou-
I cis euifans & mille peines fecrettes dévorent & minent
fourdement ceux qui en font privés ; fuppo-
. fition abfurde, inibuteriabie, & qui mettroit encore
Séneque en contradiriion avec lui-même, püifqu’il
dit quelque, part avec, autant de vérité que d’éloquence
& d’energie : Loetiores videbis, quos nünquam
fortuna refpexit, quam quos deferuit. Vidit hoc Dioge-
genes, vir ingentis animi , & effecit ne quid Jibi eripi
p o jfe t......J î quis de F E L IC IT A T E D lO G E N Ï S D U -
B I T A T , P O T E S T ID EM D U B I T A R E E T D E D EO-
R UM IM M O R T A L IU M S T A T U , an parutn b'eaù de-
gant : quod illis non preedia , nec horti fini , nec alienô
colono rura preciofa , nec grande in foro fxnus
Si vis feire quam nihil. in illâ (paupertate ) niali
f i t , compara inter fe paitperum. & divitum vult us.
S OE P I U S P A U P E R E T P I D E L I U S R Î D E T :
nulla follicitudo in alto ejl : etiam ƒ qua incidit cura t