{bit qu’il jugeât l’italien plus du goût de ion fieclc ,
{bit enfin qu’il voulût enrichir fa langue d’ouvrages
qui la fiffent eftimer des autres nations. Il accepta
cependant différentes commiffions d’affaires
d’état en divers endroits d'Italie , fans vouloir s’écarter
de fon pays. Il refufa d’accompagner le cardinal
d’Efl: en Hongrie, préférant, dit-il, une vie tranquille
à toute autre.
Et piu mi piace di pofer le police
Mernbra, che di vantarle , c/iagli fcithi
Sienflate , agit indi , agit ethiopi, b altre.
Le duc de Ferrare le fit en fon abfence, gouverneur
de Graffignana. Après qu’il fut de retour ,
Ariofte choifit de paffer le refte de fa vie dans la retraite
, & Continua fes études dans une maifon qu’il
avoit fait bâtir à Ferrare.Cette maifon étoit fimple;
& comme quelqu’un lui demanda, pourquoi il ne
l’avoit pas rendu plus magnifique , ayant fi noblement
décrit dans fon Roland tant de palais fomptueux,
de beaux portiques , & d’agréables fontaines ; il répondit
qu’on affembloit bien plutôt & plus aifément
des mots que des pierres. Il avoit fait graver au-deifus
de la porte de fa maifon, un diftique , que peu de
ceux qui bâtiffent aujourd’hui, feroient en droit de
mettre fur leurs édifices:
Parva ,fed apta mihi , fed nulli obnoxia ,fed non
Sordida, parta meo fed tamen are domus.
L’Ariofte fe trouvoit alors dans une fituation as-
fée ayant été comblé de préfens confidérahles du
duc’ de Ferrare, du pape Léon X . qui fans des rai-
fons politiques, Pauroit élevé à la pourpre ; du cardinal
Farnefe, du cardinal Bibiena, dit marquis de
Vafto , & de pîufieurs autres perfonnes du premier
rang. Son goût aidé de la fortune , lui permettoi.t de,
faire tous les changemens qui lui venoient dans l’ef-
prit pour orner fon domicile ; mais il avouoit.lui-
mêrae qu’il en ufoit avec fa maifon comme avec fes
vers , qu’ il corrigeoit fi fouvent, qu’il leur ôtoit ces
traces & cette beauté que produit le premier feu de
la compofition.
- Cependant, quelques défauts qu’il ait pu trouver
dans leà vers, il eft certain que toute l’Italie les admire.
Il avoit encore le talent de lire parfaitement
bien & il animoit d’une façon particulière tout ce
qu’il prononçoit. Audi fouffroit-il infiniment d’en- <
tendre lire fes ouvrages de mauvaife grâce. On raconte
à ce fujet, que paffantun jour devant la boutique
d’un potier, il entendit que cet homme récitoit
une ftance du Roland ( la trente-deuxieme du premier
livre ) , oii Renaud crie à fon cheval de s’arrêter
:
Ferma y bajardo mio , dth ferma il piede,
Che l’effetJen{a te troppo mi noce, &c.
mais le potier déclamoit ces vers fi mal, qu’Ariofte
indigné brifa avec une canne qu’il avoit à la main ,
quelques pots qui étoient fur le devant de la boutique.
Le potier lui fit des reproches fort vifs de ce
qu’il en agifloit ainfi avec un pauvre homme qui n.e
l’avoit jamais offenfé. Vous ignorez, lui répondit
l’Ariofte, l’injure que vous venez de me faire en
face; j’ai brifé deux ou trois pots qui ne valoient pas
cinq fols , ôc vous avez eftropié une de mès plus
belles ftances , qui vaut une fomme confidérable. Il
s’appaifa pourtant, & lui paya fes pots.
11 étoit (impie & frugal pour fa table : ce qui lui a
fait dire dans quelque endroit de fes ouvrages, qu’il
auroit pu vivre du tems que les hommes fe nourrif-
foient de gland. Malgré fa fobriété & la foibleffe de
fon tempérament, il ne put fe garantir des piégés
de l’amour. Il eut deux fils de fa première maîtrefte.
Il lia dans la fuite une intrigue avec une belle femme
nommée Genevra. Il devint encore épris d’une autre
dame parente de fon ami NicoloVefpucci. C ’eft pour
cette derniere qu’il fit en 1513, le fonriet qui commence
:
Non fo s’io potrb benchiuder in verfî.
Ayant un jour trouvé cette maîtrefte occupée à
une efpece de cote-d’armes pour un de fes fils, qui
devoit fe trouver à une revue, il fit la comparaifon
qu’on trouve dans la 54. ftance du 24. livre de Roland,
touchant la bleflure que Zerbin, prince d’E-
cofîe, avoit reçue de Mandricard. Quoique je rt’ofe
entreprendre d’excufer les amours de l’Ariofte , dit
Harington , cependant je me perfuade que vu le célibat
ou ce poëte a v é cu , & la puiflànce des attraits
des charmantes diablefles qui Pont féduit, il n’aura
pas de peine à obtenir fa grâce de la plûpart de ceux
qui liront fa vie.
C’eft dommage qu’il n’ait connu les pays étrangers
que par récit ; car il en eût tiré beaucoup d’utilité
pour l’embelliffement de fes portraits ; mais ü ne
voulut point fortir de fa patrie , & même il^témoi-
gne dans une de fes fatyres, fon peu de goût pour
toute efpece de voyage, & fon amour pouf les feules
beautés de fon pays.
Che vuol andare a torno, a torno vada,
Vegga Inghilterra, Ungheria ; Francia e Spagna :
A me piace habitat la mia contrada.
Villa ho Thofcana , Lombardia, Romagna ,
Quel monte che divide, e quel che ferra
Italiâ, e un mare eCaltro che la bagua ;
Queflo mi bajld; il refto délia terra ,
Stn{a mai pagarthofe , andro ctrcando
Con Tolomeo, fia il mondoinpace 0 in guerral
Il mourut à Ferrare en 1534, âgé de 59 ans. Il
eut toujours de grands égards pour famere, qu’il trâi-
toit avec beaucoup de refpeét dans fa vieiileffe, &
il en parle fouvent dans fes fatyres & dans fes autres
ouvrages. Il dit dans un endroit:
L ’eta di car a madré, mi percuote di pieta il citore. ■,
Sa bienfaifance, fa conduite, fon honnêteté le firent
aimer de tous les gens de bien pendant fa v ie ,
& regretter de tous les honnêtes gens après fa mort.
Il prit pour modèle Homere & Virgile dans fon
Orlando. Virgile commence ainfi :
Arma virumque cano.
PAriofte :
Le donne i cavalieri, Varme, gli amori,
Le cortejie , L’audaci impreji io canto.
Virgile finit par la mort de Turnus, PAriofte par
celle de Rodomont :
Bejlemmiando fuggi Calma fdegnofa,
Che fu f i altéra al mondo, e f i orgogliofa.
Virgile loue extrêmement Enée pour plaire à Au-
gufte ,°qui difoit en être defcendu : Ariofte releve
Roger, pour faire honneur à la maifon d’Efl:. Enée
avoit fa Didon qui le retenoit ; Roger étoit captivé
par Alcine.
Ariofte s’étoit d’abord fait connoître par des fatyres
, enfuite par des comédies dans lefquelles qn re,-
marqiie beaucoup d’art & de comique ; celle intitulée
glifuppofiti, les fuppofes, melee de profe & de
vers, fut la plus eftimee. Il y régné un jufte milieu
entre le ton élevé & le bas, ton qu’aimoit l’antiquité.
Il eft le premier qui ait employé pour le théâtre
comique , 1 evèrfo fdnicciolo ; ce font des vers de dix
fyllabes; il eft évident qu’il avoit deflein par ce
moyen d’approcher le langage comique,le plus qu’il
étoit poflihle, du difcours ordinaire.il a fait auflï
quelques poéfies latines qui ont été inférées dans le
premier tome des délices des poètes d'Italie, & qui y
font confondues avec celles de divers autres poètes
de médiocre réputation.
Enfin PAriofte fongea férieufement à fon grand
poème de Roland le furieux, & le commença à peu
prés à l’âge de 30 ans. C ’eft le plus fameux de fes
ouvrages, quoiqu’on en ait porté des jugemens très-
différens. Le premier de tous, celui du cardinal Hip-
polite d’Efl:, ne lui fut pas favorable; car, quoiqu’il
lui fût dédié, il dit à l’auteur, après l’avoir lu, oii
diable avez-vous pris tant de fadaifes , feigneur
Ariofte ? Cependant Muret & Paul Jove ont cru que
l ’ouvrage pafleroit à l’immortalité ; & l’on peut dire
qu’il en a aflez bien pris le chemin, puifqu’il y a peu
de pays oii il n’ait été imprimé, ni de langues répandues
en Europe, dans lefquelles il n’ait été traduit.
Jamais piece ne fut remplie de tant de chofes différentes,
de combats, d’enchantemens, d’avantures
bifarres, que ce poème de PAriofte ; & il paroit
qu’il n’a rien oublié de ce que fon génie & fon in-
duftrie ont pu lui fuggérer pour les ornemens de fon
ouvrage.
Il n’a pourtant pas donné à fon ftyle ce cara&ere
de fublime & de grandeur qui convient à la poéfie
épique ; & même pîufieurs critiques ofent douter
que ce foit un véritable poème épique , à en juger
luivant les réglés de Part. Ils difeqt que l’unité de
l’a&ion n’eft point dans le Roland, & que ce poème
n’eft régulier ni dans l’ordonnance, ni dans la proportion
des parties. L’auteur mêle prelque partout
le faux avec le v rai, ôc fait jurer le vrai Dieu par
l’eau du Styx. Ici le poëte a trop de feu : ailleurs il
eft trop rempli d’évenemens prodigieux & furnatu-
rels , qui reffemblent aux imaginations creufes d’un
malade. Ses héros ne nous offrent que des paladins ;
& fon poème refpire un air de chevalerie romanef-
que, plutôt qu’un efprit héroïque.
De plus, on lui reproche des épifodes trop, affectées
, peu vraiffemblables , & fouvent hors d’oeuvre.
Non leulement il ôte à fes héros la noblefle. de leur
condition pour les faire badiner, mais il ôte quelquefois
aux femmes leur cara&ere qui eft la pudeur &
la timidité. On trouve encore que Ig. poëte parle
trop lui-même en propre perfonne par voie de di-
greflïon, &c qu’il finit les narrations fi brufquement,
qu’à moins d’une grande attention, on perd le fil de
l’hiftoire. On juge bien que la critique judicieufe n’a
jamais pu approuver une penfée extravagante de
JPAriofte, qui dit d’un de fes héros, que dans la chaleur
du combat, ne s’étant pas apperçu qu’on l’a-
voit tué , il combattit toujours vaillamment, tout
mort qu’il étoit :
I l pover ’ huomo che non s'en* era accorto .
Andava combàttendo, 6* era. ntorto.
Enfin, pour abréger, l’on répété aflez communément
cet ancien bon mot, que le tombeau de V Ariofte
efi dans le Tajfe.
Malgré toutes ces critiques, l’auteur de Roland a
eu , & a encore un grand nombre de partifans en
Italie, tels que MM. de la Crufca, le Mazzoni, Simon
Fornari, Paul Béni, & Louis Dolce qui a en-
îreprisfa défenfe. M. Scipion.Maffei a beaucoup contribué
à foutenir les admirateurs du poëte de Reggio,
lorfqu’il a dit dans fon difcours : « le divin A.riofte eft
»> au-deflus de tous nos éloges par fon admirable
» poème. Sa rime eft fi riche qu’elle ne paroit jamais
» être venue après coup ; on diroit qu’elle eft née
» avec la penfée, & qu’elle n’en eft que l’agrément;
» fes négligences font heureufes ; fes fautes même
» ont des grâces ; il n’eft pas donné à tout le monde
» d’en commettre de pareilles. »
- Mais il ne faut pas le prévaloir de ce jugement de
Tome XIV».
M. Maffèi, pour prétendre que R.otand le furieux
n’a de concurrent que le Godefroi du Taffe, & que
ce dernier même ne doit pas afpirer à la fupériorité ;
le marquis Maffei ne le penfoit pas fans doute; car il
ajoute après fes éloges de PAriofte, qu’il n’eft pas
exempt de taches. En effet, le burlefque y naît quelquefois
du férieux, contre le goût & l’attente du
lefteur. Il franchit en divers endroits les bornes que
prefcritla bienfeance. L’hyperbole fréquente détruit
fouvent le vraiffemblable, fi néceffaire même dans
la fi&ion ; & des digreflions inutiles interrompent
encore plus fouvent le fil du difcours. Enfin le génie
de PAriofte paroit femblable à ces terres fertiles qui
pro.duifent des fleurs & des chardons tout enfemble ;
& quoique prefque tous les morceaux de fon poème
foient très-beaux, que fa verfification foit aifée , fa
dittion pure ÔC dégante, & fes defcriptions pleines
d’agrémens , cependant l’ouvrage entier n’eft point
le premier poème de l’Italie.
Il s’en eft fait nombre d’éditions, foit fans com- '
mentaires, foit avec des commentaires. On eftime
furtout celles de Venife en 1563., en 1568 & 1 ^84
in-4°.
Le chevalier Jean Harington traduifit Roland en
vers héroïques anglois, & le dédia à la reine Elifa-
beth. La troifieme édition de cet ouvrage curieux ,
& heureufement verfifié, parut à Londres en 1634 ,
in-fol. avec une défenfe ingénieufe de l’Ariofte , ÔC
un abrégé de la vie de ce poète, recueilli de divers
auteurs italiens, Sc en particulier de Sanfovino.
Gabriel Çhappuys Tourangeau mit au jour à
Ly on , en 1582 & 1583 in-8°,\inç tradu&ion fran-
çoife en profe de l’Orlando.; mais cette Vcrfion eft
tombée dans un profond' oubli* furtout depuis que
M. Mirabaud de l’académie françoife à' donné lui-
même une nouvelletraduftion du poème de PAriofte.
Je n’ai pu me difpenfer de m’étendre fur ce grand
poëte, parce que fon mérite comparé au Taffe, partage
encore aujourd’hui une partie des beaux efprits
d’Italie.
Pancjrole ( G ui) célébré ijurifeonftilte & littérateur,
naquit en 152.3 » ^ Rfggià en Lombardie, pro-
feffa avec beaucoup d’honneur , d’abord à Padoue,
& enfuite à Turin ; mais;ayant éprouvé que Pair du
Piémont étoit fort contraire à fes y eu x , il revint à'
Padoue en 1581 , & y'pâffa le refte .de fa vie dans
fa première chaire avec mille ducats d’appointement.
Il mourut en 15 99, après avoir mis au jour pîufieurs
ouvrages , dont j’indiquerai les principaux.
Le premier eft les concilia, qui parurent à Venife
en 1578 , in-fôl
2. Notitia dignitatum'cùm Or tends ,tüm Occidends
ultra Arcadii Honoriique tempora. Venife 1593 &
1602 in-fol. Lyon 1608 , & Geneve 1623 in-fol. t e
même ouvrage éft inféré dans le tome VII. des antiquités
rom. de Groevius,: Les favans ont donné de
grands éloges au commentaire de Pançirole fur la
notice des dignités de l’empire. On y lit avec plaifir
ce qui concerne les légions de Rome & la magiftratu-
re romaine ; mais il s’y trouve pîufieurs erreurs :en
Géographie.
3. De clans legum interpreùbus , libri IV. Venife
1635 & 1655 , in-40. Francfort, 1 7 2 1 ,in-4^ C e tte
derniere édition fupériéure aux précédentes., a été
donnée par M. Hofman qui a joint d’autres ouvrages
fur le même fujet,
4. Rerum memorabilium, libri duo : quorum prior
deperditarum, pojlerior noviter inventarum ; ejl.:Nurimber
gtz, 1599 , en 2. vol. in-8°. Lipfiat, 170.7 ; ^ -4 ° .
L’ouvrage avoit' d’abord été fait en italien. Il 3 été
traduit en françois par Pierre de la Noue, fous ce
titre : les antiquités perdues, G des chofes nouvellement
inventées. L y o n , 1608, in-8°. ( Le chevalier D &
Ja u c q u r t . )
A ij