faire tout seul (■). Dans le premier cas charité passive, dans; le second
charité active. Ces sentiments sont trop rares chez les animaux pour que
nous ne soyons pas heureux de les noter quand nous les rencontrons..
Le Cygne est irritable et susceptible; j’ai assisté le 30 mars 1875 à
une scène amusante. On venait de passer en couleur la coque d’un?
bateau à vapeur ancré dans le port de Morges, et le • vernis noir brillant
faisait un miroir assez parfait pour qu’un Cygne y vît son image;
il crut y reconnaître un autre Cygne qui le persiflait et il entra en fureur
contre lui. Il gonflait son cou, renversait la tête en arrière entre
ses ailes soulevées, pirouettait sur lui-même en jetant des regards féroces
contre le spectre qui l ’irritait; de temps en temps il lançait à son
sosie un coup de bec et la résistance incompréhensible qu’il rencontrait
réçhauffait encore sa colère. Pendant une dembheure j’assistai à
sa rage impuissante et imbécile. Deux heures après je passai de nouveau
sur le quai : la scène ridicule continuait et je crois vraiment que
la nuit seule a mis fin à la crise folle de notre vieux rageur.
Quoique fort peu intelligents les Cygnes peuvent avoir les .passions-
vives' et même montrer des indices d’une corruption vraiment déplorable.
Les 7 et 8 mai 1877 je voyais un vieux mâle courtiser une jeune
cygnette qui n’avait pas déposé les plumes brunâtres de sa robe d’adolescence
et par conséquent n ’avait pas encore un an. Pendant deux
jours les choses allèrent si loin que ce Roupie ridicüle commençait
déjà à construire un nid de branchages sous les murs de mon jardin.
Une tempête dispersa ce nid, et je ne pus suivre les incidents ultérieurs?
de cette aventure grotesque.
Le Cygne est ordinairement monogame; exceptionnellement cependant,
on constate des cas de polygamie. Ainsi au printemps de 1894,.
deux femelles de Cygnes, qui couvaient, chacune sur son nid, à
quelques cents mètres l’une de l’autre, étaient servies et protégées
par le même mâle.
Un fait assez étonnant se renouvelait chaque année, alors que les
travaux des barrages de Genève n’avaient pas encore régularisé le régime
du lac. Les Cygnes établissaient imprudemment ati printemps leur
nid sur une plage menacée par les vagues, et presque chaque année
les hautes eaux de l’été submergeaient et détruisaient leur construction.
Il semble que ces oiseaux n’avaient pas su apprendre dans les
j j Tribune de Genève, année 1887.
quarante années que leur famille habitait sur notre lac qu’il y a une
crue estivale et qu’ils devaient s’en garer. 11 est vraiment curieux de
voir combien l’expérience des générations précédentes profite peu à
celles qui les suivent. Est-ce seulement chez les Cygnes que cette
remarque est applicable?
Tel fut le cas pour une couvée de Cygnes que j’ai pu observer devant
notre jardin en 1878, et dont les vicissitudes méritent peut-être
d’être relatées. Le nid venait d’être construit sur la grève; le 12 avril
un premier oeuf était pondu, le 24 un sixième. Le nid était situé assez
loin de. l’eau et semblait à l’abri des vagues; d’après le régime moyen
du lac de 1851 à 1875, le lac n ’aurait pas dû l’envahir avant l’éclosion
des cygnets. Mais les, allures du Léman ont été si étranges en 1878 Çj,
les eaux ont monté si vite que le nid fut bientôt mouillé par les vagues.
Nous vîmes alors les Cygnes relever leur aire en y, entassant tous les
débris qu’ils pouvaient rassembler, et dont nous les fournissions à
foison : branches, paille, papier, ils glissaient tout, fort adroitement
sous leurs oeufs. Malgré tous ces- efforts, le lac s’élevait plus vite que
le nid, e t à chaque passage de bateau à vapeur les vagues, pénétrant à
travers la charpente de branchages, venaient baigner les oeufs couvés
par la mère. Le 27 mai, profitant d’une courte absence des parents
j’enlevai un des oeufs et je l’auscultai; j’entendis le cri du cygnet (2).
L’oeuf était vivant, il pouvait être sauvé. Je me mis aussitôt en devoir
de le couver et je le plaçai dans un bain de sable chaud à 40°, sous
des couvertures (3). jEe 28 mai, nouvel incident. Des vagues- de vau-
daire démolissent le nid, et en dispersent les débris; averti de la catastrophe,
j’arrive à temps pour repêcher à l’aide d’un filet deux des oeufs
qui flottaient dans le lac à quelque dix mètres du rivage. Ils avaient
baigné pendant cinq minutes au moins dans l’eau assez froide (1-0 à
15°); mais enveloppés de linges chauds, ces deux oeufs auscultés laissèrent
bientôt entendre le chant du cygnet; le jeune oiseau n’avait
donc pas souffert trop gravement du naufrage. La couvaison artificielle
continua jusqu’au lendemain et j’eus la satisfaction de voir éclore mes
(') Voyez F.-A. Forel, Contribution à la limnimétrie du Léman. IV® série, | XXII.
Bull. S. V. S. N. XVI 641. Lausanne 1879.
(a) Ce cri est fort étrange, très pénétrant ; il montre que le poussin vit déjà dans
une chambre d’air et qu’il respire.
(3) Chose intéressante : le lendemain matin le sable était refroidi, mais un thermomètre
placé dans la ouate, au contact de l’oeuf, s’éleva encore à 85°. Donc le
cygnet respirait activement et produisait une chaleur propre assez considérable.