Jusqu’à nouvel avis ces arguments seront décisifs pour nous et nous
admettrons la provenance de nos espèces abyssicoles de Crustacés
-aveugles du Léman, des espèces voisines des eaux souterraines.
f. Notons cependant le fait intéressant que, si le transport dans la
région profonde des. espèces littorales qui n’ont pas passé par les eaux
souterraifies n’a pas suffi pour leur procurer des modifications morphologiques
et physiologiques considérables, et pour en faire des organismes
typiques des eaux obscures, cependant d'autre part, le transport
des espèces cavicoles dans la région abyssale du lac les a perfectionnées
dans leur babitus d’animaux des eaux souterraines. Tous les
caractères qui sont le produit du milieu obscur, pauvre et calme, ont
été exagérés en passant dé l’espèce cavicole dans l’espèce abyssale. Je
n’explique pas, je constate.
Ce n’est pas sans un certain dépit que je me suis résigné à adopter
cette solution. J’avais eu du plaisir à .chercher, et je croyais avoir
trouvé dans nos Crustacés aveugles du Léman un témoignage manifeste
e t tangible de la puissance modificatrice du milieu ; ses effets étaient
mal précisés dans la plupart de nos formes abyssales, mais ils devenaient
évidents et prenaient des proportions très satisfaisantes chez
nos Asellideset Gammarides.aveugles, Si les modifications adaptatrices
étaient aussi bien marquées chez quelques espèces, nous avions là les
éléments d’une étude intéressante en suivant ces transformations dans
les différents lacs. Chacun de ces lacs étant, dans sa région profonde
du moins, un milieu absolument isolé de tout autre milieu analogue,
les organismes littoraux qui y seraient relégués se trouvèraient à l’abri
de tout mélange, de tout croisement avec des congénères d’autres localités
; ils formeraient donc des familles complètement protégées contre
l’immixtion d’un sang étranger, et les variationsjspécifiques pourraient
s’y développer dans une sécurité parfaite. Nous avions donc le droit
d’espérer des observations qui auraient valu une expérimentation, tant
les conditions générales et locales étaient bien précisées. Hélas! il n ’en
e s t rien.
Nos espèces aveugles viennent d’une origine cavicole, et les modifications
qu’elles subissent en entrant dans le lac sont si peu de
chose qü’Aloïs Humbert avait décrit le Niphargus abyssal du Léman
•comme une simple variété de l’espèce cavicole. Les autres espèces
abyssales sont très peu modifiées, les caractères qui les séparent
des espèces littorales sont mal évidents, et le plus souvent ces
-espèces n’ont au point de vue morp'hologique que la valeur de simples
variétés. .
De ce fait'négatif, ne pourripns-nous cependant pas tirer quelques
déductions ? N’aurions-nous pas le droit de dire : les formes littorales,
transportées dans la région profonde, ne subissent pas de transformations
importantes, malgré la différence énorme du milieu; les modifications
qui les atteignent dans la région abyssale des lacs ne sont pas
•aussi fortes que celles des espèces analogues transportées dans la région
des eaux souterraines? Aucune des formes abyssales dérivées des
espèces littorales ne présente des caractères de- cécité absolue, d’ab-
sènce de pigment, de réduction de taille, de réduction des organes ou
des articles que nous constatons chez les espèces Cavicoles des Asel-
lides et des Gammarides; donc, l’action du milieu obscur, pauvre et absolument'calme
de la région profonde dès lacs est moins puissante que
celle du milieu à caractères analogues des eaux souterraines.
Cette conclusion serait juste si nous pouvions attribuer une durée
■égale aux deux actions modificatrices. Mais encore sur ce point nous
sommes dans une incertitude presque absolue. D’une part nous ignorons
l’histoire rétrospective des espèces cavicoles. Sont-elles le produit
■d’une adaptation locale au milieu? Ce n’est pas probable. Ou, déjà modifiées
ailleurs, ont-elles étéimportées par des migrations dont les voies
nous sont inconnues ? Si cette dernière hypothèse est exacte, de quelles _______
•époques géologiques date la modification qui en a fait des animaux cavicoles,
sans organes visuels, sans pigment? — D’autre part, nous ne
■savons pas de quand date, dans le-lac, le transport des- espèces littorales
dans les grands fonds. Les organismes qne nous draguons dans
la région profonde sont-ils des nouveaux venus, arrivés cette année,
ou l’année passée, ou bien descendent-ils par une longue suite de
centaines ou de milliers de générations d’organismes émigrés là depuis
l’origine du Léman? Nous pouvons, il est vrai, donner une date maxr
maie pour cette immigration, et affirmer qu’elle n’est pas antérieure à
la fin de l’époque glaciaire. Mais cette allégation, pour-exacte qu’elle
soit, risque de devenir un trompe-l’oeil et de faire croire à un séjour
de l’espèce dans les grands-fonds du lac beaucoup plus prolongé qu’il
ne l’est probablement. Si mes impressions — ce ne'sont que des impressions,
je n’ai pas de faits certains à avancer — sont exactes, l’ancienneté
du monde abyssal lacustre n’est pas grande. Toujours et à
20