J’évalue à 150 ou 200 le nombre des Cygnes qui h.abitènt actuellement
le Léman. Ce nombre est limité par les guerres intestines entre-
les différentes familles qui ont pris possession des anses, golfes e t
ports d’habitat avantageux, et qui tuent impitoyablement un intrus qui
chercherait à s’y faire place. Ce n’est pas la chasse qui en restreint le
nombre. Sans qu’aucune loi s’y-oppose, leur chasse ne serait pas tolé-
rée par la population qui aime ces beaux oiseaux. Un chasseur qui
tuerait ce gibier peu farouche deviendrait la risée de ses confrères;
Les Cygnes n’émigrent pas, que nous le sachions, d’un lac à l’autre..
Ils se trouvent trop bien sur le Léman pour avoir songé S reprendre-
les instincts migrateurs de leur espèce.
Le Cygne a un grand appétit. Quand il trouve des-oeufs de Poissons^
il s’en régale ; on évalue à quelque cinquante mille oeufs son repas
d’un jour ¡ g A ce point de vue, fait-il beaucoup de m’al sur notre lac ï
Je ne le pense pas. S’il détruit quelques milliers d’oeufs de Brochet,,
c’est plutôt un gain pour la gent des Poissons qui sera moins décimée
par ce Requin du lac. L’espèce pour laquelle il est je plus nuisible est
la Gravenche, qui fraie sous 30cm d’eau, dans la beine.
Les Cygnes nichent sur les bords du Léman au commencement
d’avril (2); on assiste à leurs câresses-entre le 5 et le 20 mars; ils pondent
de 4 à 6 oeufs dans un nid d e “branches et d’herbes. Bs couvent,
pendant six semaines (3) et les cygnets éclosent vers la fin de mai (4).
Les parents soignent leur progéniture avec une tendresse jalouse e t
le spectacle de la mère portant sur son dos la nichée de ses cygnets
est bien connu. Mais autant ils protègent attentivement le premier âge
de leur jeune famille, autant ils deviennent barbares et bêtement féroces
lorsque les enfants ont atteint l’âge d’un an et commencent à
revêtir leur livrée d’adulte. Les parents les expulsent de la baie où ils
ont élu domicile; pendant tout l’hiver, et surtout au printemps, le lac-
est le théâtre des poursuites brutales du père qui sans trêve pourchasse
ses enfants jusqu’à ce qu’ils se décident à émigrer.
Dans ces batailles de famille on peut constater combien cet oiseau^
.; (b Diana, VII, 143,1889.
(*) En 1896 M. G. Monod a vu à Morges des Cygnes commencer leur nid déjà,
le 22 février.
(3) Durée de la couvaison : 47 jours én 1878, Cygnes de Morges.
(•) En 1893, les Cygnes de Morges ont vü éclore leurs cygnets déjà le 29 mars.
(M. C. Monod).
■si gracieux et si élégant, est vraiment stupide. Un vieux mâle se met à
la poursuite d’une bande de quatre, de six jeunes Cygnes d’un an. Personnellement
il est plus fort que chacun de ses enfants; mais si deux
•d’entre eux réunissaient leurs efforts, ils auraient bientôt fait façon de la
brutalité paternelle. C’est ce que les jeunes ne savent pas faire; ils se
laissent battre individuellement les uns après les autres, et assistent
-en se mirant coquettement dans l’eau et en nettoyant leurs plumes au
•spectacle de la violence de leur père dont quelques instants après ils
•vont être victimes. Est-ce stupidité? Est-ce respect, poussé jusqu’au
martyre, de-l’autorité paternelle?
-s Ces batteries ne sont pas toujours innocentes. En 1868 une famille
de Cygnes, deux parents et cinq jeunes, sont partis de Lutry, où la nichée
avait eu lieu, pour Ouchy où ils trouvèrent une paire de vieux
Cygnes, fort intolérants et d’humeur peu hospitalière, leur couvée
ayant échoué au printemps. La rencontre fut terrible, et le mâle d’Ou-
çhy eut bientôt tué le père et la mère de Lutry ainsi qu’un des jeunes,
-et cassé une aile à deux des autres cygnets. MmeA. M onod, qui depuis
de longues années surveille avec intérêt les jeux de ces volatiles, estime
que les parents tuent les jeunes difformes.
On sait combien les animaux sont en général impitoyables envers
leurs congénères faibles, malades ou blessés. Voici en revanche deux
•anecdotes qui sembleraient prouver,chez les-Cygnes des sentiments
altruistes dignes d’éloges :
Un jeune Cygne d’Ouchy avait été blessé dans l’été de 1877 dans
une rixe de famille ; ses deux ailes étaient luxées en dehors et les
■grandes rémiges tout ébarbées ; il ne pouvait voler et promenait
mélancoliquement son impotence. Je l’ai suivi durant tout l’été, l’automne
et l’hiver de 1878 et j’ai constaté qu’il était épargné par ses frères
e t parents dans les luttes terribles que ceux-ci se livraient entre eux. Je
trouve encore sur mes notes mention de lui en octobre 1878. = | Autre
observation. Un groupe de cinq Cygnes volaient sur le port de Genève;
■l’un d’eux vint maladroitement heurter les barrières du pont du Mont-
Blanc et s’abattre lourdement sur le palier. Un passant charitable releva
le pauvre oiseau et le rejeta sur l’eau. Tout meurtri de sa chute, le
Cygne avait grand’peine à résister au courant; le voyant en péril, deux
d e ses compagnons le rejoignirent et se plaçant à ses-côtés, le pressèrent
entre eux et le soutinrent fraternellement jusqu’à ce que, la douleur
s’étant calmée et les forces lui étant revenues, il put se tirer d’af