En résumé, nous avons suivi la tradition de l’introduction accidentelle
de la Lotte dans le Léman, en remontant jusqu’à Bu r n e t qui
-écrivait en 1685 et qui rapportait le fait à l’an 1679 en l’attribüant à
un passage de ces Poissons par des canaux (souterrains) venant du
lac de Neuchâtel. Nous avons vu qu’à-cette époque le canal d’En-
treroches, auquel- Ru c h a t fait d’ailleurs allusion très précise, faisait
communiquer les deux lacs par un chenal où les Poissons étaient abondants
(*). Nous avons constaté que ni la planche du Syndic J. d u
Vi l la rd en 1581, ni les récits de Co n r a d G è s s n e r en 1568 (se rapportant
à ses souvenirs de 1540), ni la taxe des Poissons de Villeneuve
en 1376 ne parlent de la Lotte dans le Léman. La seule citation qui en
soit faite, celle de Ro n d e l e t en 1555, est réfutée par l’autorité plus démonstrative
d eG e s sn e r.J usqu’à meilleur avis, j’accepterai donc comme
probable la tradition-de l’introduction de la Lotte dans le Léman, dans
le XVIIe siècle, par le canal d’Entreroches venant du lac de Neuchâtel.
N’excluons cependant pas a priori la possibilité d’une introduction
artificielle et volontaire de la Lotte dans le Léman. Bien avant la pisciculture
scientifique et rationnelle du XIXe siècle, dans tout le cours du
moyen âge, on a pratiqué l’empoissonnement des lacs ; nous en retrouvons
de nombreuses traces dans leh chroniques.. J’en citerai seulement
quelques exemples. Le Seewli du Brunig a été peuplé de Perche dans
le milieu du XVIIIe siècle; l’Hinterburgsee, en face de Brientz, a
•reçu de la Perche dans la seconde moitié du XVIIIe siècle; le Spanneg-
see et le Thalsee, de même de la Perche en 1750(2). Le Brochet a été
importé dans le Klôrithalersee,le Thalalpsee, le lâc d’Qmeinoz,leLaaxer-
•see, le Taraspersee(3). La Tanche a été importée dans le lac Ter de
la Vallée de Joux, et dans le lac du Bernardin(*). La Lotte dans le lac
de Tarasp avant le XVIe siècle(5). Le Chevaine dans le lac Noir de
Fribourg et dans le lac Champey (6), le Gardon dans les lacs de Joux
e t du Brunig(7). En 1660, le petit lac de la Brévine fut empoissonné par
(fi V. p. 273, note 3,
jé d0Enerai seulement ici les «étions d e F a t i o
(3) ibid, V, 427.
(4) ibid., IV, 225.
(5) ibid., V, 481.
(•) ibid., IV, 573.
(7) ibid. IV 508.
Samuel Boyve et J.-J. Sandoz(1). Citons encore le lac de Joux dans le
Jura Vaudois qui renferme cinq espèces de Poissons : Truite, Brochet,
Lotte, Perche et Vangeron, et qui, sans émissaire ouvert, a dû être
peuplé artificiellement, à une époque à nous inconnue, etc., etc.
Si l’empoissonnement d’un étang ou d’un petit lac est chose relativement
facile et qui peut être profitable au propriétaire ou à l’industriel qui
-accapare la pêche dans ce bassin (2), il n’en est plus de même dans un
grand lac. L’empoissonnement d’un grand lac, comme le Léman, ne serait
pas d’utilité immédiate et exclusive pour le pisciculteur qui'en ferait
l’entreprise; les bénéfices, s’il réussissait, se répartiraient entre l’en-
-semble des pêcheurs du lac. Une telle opération, d’intérêt public,
n’était guère dans les moeurs du moyen âge; il.faut arriver au XIXe
siècle pour voir mise en jeu la pisciculture scientifique et rationnelle,
organisée par l’état pour le plus grand bien de tous.
Il est cependant un procédé plus compliqué qui peut avoir amené,
même au temps de l’égoïsme des siècles passés, l’introduction d’un
Poisson dans un grand lac. C’est le procédé auquel R u c h a t et
Br ide l ont fait allusion. Qu’un seigneur, qu’un abbé, ait importé artificiellement
une espèce pour peupler l’étang de son château ou de son
couvent, si ce Poisson s’y est établi, s’il s’est multiplié, sa progéniture
peut avoir su trouver le chemin de l’émissaire et par ce canal avoir
pénétré dans le grand lac. Nous avons un exemple d’un tel peuplement
par une station intermédiaire dans l’introduction de YElodea ca-
nadensis; cette plante a été importée à Pont-Farbel, par Aug. Cha-
vannes, à Genève par les botanistes et, multipliée dans des aquariums
•et bassins de pisciculture, quelques rameaùx se sont échappés par les
•effluents, et ont suffi pour la propager dans tout le pays, et en particulier
dans le Léman. Nous allons retrouver un cas analogue pour
l’introduction de l’Anguille dans le Léman en passant par l’étang de
Fernex.
L’importation du Poisson vivant pour le . peuplement d’un lac est
•donc chose pratique et traditionnelle en Suisse depuis bien des siècles.
I1) B o y v e . Annales de Neuchâtel, II, 101. Neuchâtel 1858.
(a) Les couvents, pour lesquels le Poisson était d’importance capitale, en raison
de l ’alimentation piscivore en temps de carême et dans les jours maigres, ont beaucoup
fait pour l ’empoissonnement des eaux. Ils ont pratiqué avec conséquence et
parfois avec succès l’introduction de Poissons comestibles dans des étangs auparavant
déserts.