Le type de ce mode de développement historique est donné par les
quatre cantons primitifs de la Suisse centrale. Unis ensemble par les
liens du commerce et de l’amitié que favorisait leur lac aux embranchements
multiples, pénétrant au coeur des vallées d’Uri, de Schwyz,
d’Unterwald et de Lucerne, les cantons forestiers ont fondé par leur
alliance le faisceau serré qui s’est agrandi, s’est étendu et a traversé
l’histoire sous le nom de Confédération Suisse.
On pourrait trouver un exemple assez analogue dans l’histoire des
états riverains du lac de Constance, la mer de Souabe.
L’histoire du Léman est moins brillante; l’action du lac sur la vie
des peuples est moins évidente, mais elle n’en est pas moins réelle et
incontestable. Quoique très divers par le génie de leurs populations,
par leurs moeurs, par Iëurs aspirations, par les vicissitudes de leurs
destinées historiques et politiques, nos quatre .cantons du Léman, le
Valais, le Chablais, Genève et Vaud, n ’en sont pas moins liés par dés
intérêts, par des traditions, par une histoire, par dès amitiés qu’ils ont
en commun.
Genève, grande agglomération citadine, ville commerçante et industrielle,
foyer toujours actif de culture intellectuelle, centre de grandes
idées et de généreuses pensées; le Chablais, le Valais, les Alpes vau-
doises, pays agricole montagnard, à population pauvre mais active, in-
telligente, fidèle aux traditions antiques, attachée à ses coutumes et à
ses libertés, entre deux la rive vaudoise du Léman, pays agricole, viticole,
qui sous ce rapport se rattacherait aux cantons savoyards et va-
laisans, mais qui a été pénétré par l’influence de la culture citadine de
sa capitale Lausanne, centre de vie morale et intellectuelle, presque
égal en éclat à celui de sa voisine Genève. Quoi de plus divers au
premier coup d’oeil? Les grands intérêts de la vie religieuse qui, à l’époque
de la réformation, ont séparé ces peuplades en laissant le Chablais
et le Valais fidèles à la tradition catholique, tandis que Genève et
Lausanne devenaient les villes de refuge de la vie protestante et libérale
persécutée dans les autres pays de langue française, ont encore ac- '
centué ces différences. '
Et cependant l’histoire de nos quatre cantons lémaniques a été commune
pendant bien des siècles. A l’âge du Renne, les mêmes chasseurs
nomades fréquentaient les moraines du glacier du Rhône; à l’âge-des.
Palafltteurs lacustres les mêmes peuplades habitaient les bords nord et
sud du Léman. L’invasion gauloise a eu lieu en même temps sur la
rive droite et sur la rive gauche du lac, et si les historiens romains ont
appelé ces populations des noms distincts d’Allobroges et d’Helvétiens,
ce n’était en réalité que diverses tribus d’un même peuple. C’est presque
en même temps que le bras puissant de la grande république romaine
s’est étendu sur notre pays, et c’est au même joug, ou à la même-
influence civilisatrice, suivant le point de vue auquel on se placera, que
les divers cantons du Léman ont été soumis pendant toute la période-
romaine de notre histoire. L’invasion des Rurgondes, les deux royaumes
de Rourgogne, l’empire des Francs, le saint empire Germanique ont
eu la môme action sur les deux rives de notre lac. Sur tous les bords
du Léman, la domination féconde de la maison de Savoie a donné pendant
des siècles une prospérité incontestable et une paix relative à nos;
contrées. Et lorsque au XVIe 'siècle la belliqueuse oligarchie de Berne
a posé sa lourde patte sur notre pays romand, elle s’est avancée sur
tout le bassin du Léman.
Depuis l’origine des temps préhistoriques ju sq u ’à la restitution par
Berne du Chablais et du pays de Gex, l’histoire de nos quatre cantons-
a été commune ; à quelques variantes près, nous avons subi les mômes:
péripéties, les mêmes vicissitudes, Chablaisiens, Genevois, Vaudois ou.
Valaisans.
Ce n’est qu’à dater du traité de Lausanne du 30 octobre 1564 que la
destinée des cantons du Léman est devenue différente. Entraînés daris-
l’orbite des nations qui devaient former avec le temps deux des grandes
puissances de l’Europe, le Chablais est devenu province éloignée de la
Savoie, puis de l’Italie, plus tard de la France, et le pays de Gex a été
annexé à la France dès le XVIIe siècle. Genève, Vaud et le Valais sont
restés attachés à des titres divers, d’abord au rang d’alliés ou de-
sujets, plus tard aü titre d’états libres et indépendants, à- la Confédération
helvétique.
Mais si les pôles de gravitation des cantons aujourd’hui français, se-
sont éloignés du centre naturel de leur vie locale, si le Chablais et le
pays de Gex ont laissé rattacher leurs intérêts politiques à ceux du
grand empire, dont toute la vie converge de plus en plus dans la ville-
de Paris, cependant leurs intérêts économiques, commerciaux, sociaux,
restent fidèles au bassin du Léman. Je ne crois pas m’avancer
trop en affirmant que les quatre cantons du Léman, qu’ils naviguent
sous le pavillon tricolore, ou sous la bannière à croix .blanche sur
champ rouge, constituent encore, même à la fm du XIXe siècle, un tout.