espèces animales et végétales qui habitent une région sont-elles arrivées
à l’état où nous les retrouvons actuellement'? Telle est la question
vaste et polymorphe que nous désignons par le terme de G en è se .
Cette question est particulièrement attrayante lorsqu’on l’étudie chez
les sociétés aquatiques. En effet, la séparation du milieu d’habitation
■des organismes aquatiques en masses d’eau souvent isolées, ou tout au
moins ne communiquant entre elles que par des voies de jonction
-étroites et parfois compliquées,.rend plus facile le contrôle des relations,
entre les divers lieux d’origine possible; on peut déterminer, préciser
tes routés d’accès qui ont permis l’immigration des ancêtres des organismes
actuels. Le problème est mieux limité quand il s’applique aux
-sociétés aquatiques qu’aux sociétés terrestres ou aériennesP).
Nous commencerons par quelques généralités sur la genèse des sociétés
lacustres ; puis nous spécifierons les caractères qui distinguent
la genèse des sociétés régionales, sociétés littorale, pélagique et profonde
des lacs en général, en particulier de celles du Léman.
Il est un fait général qui domine toute la biologie de la région subalpine,
du pays en particulier qui s’étend entre les Alpes et le Jura; c’est
l’origine récente de sa population. Tandis que dans d’autres contrées,
il est permis, il est naturel de chercher les ancêtres des organismes
actuellement existant dans les sociétés biologiques indigènes des périodes
géologiques antérieures, tandis qu’ailleurs la continuité des faits
paiéontologiques n a pas été interrompue, il en est autrement chez
nous. Notre population animale et végétale est d’importation récent,e,
e t la cause de cette modernité n’est autre que l’époque glaciaire.
A la fin de l’ère tertiaire ou au début de l’ère quaternaire, un événement
géologique considérable a bouleversé notre pays, et a étendu un
voile de mort sur tout ce qui y vivait auparavant. A la suite de faits
climatiques encore mal élucidés (2), les glaciers des Alpes ont pris
un accroissement énorme. Le glacier du Rhône, accru de l’apport de
mille affluents, a envahi les vallées du Valais; il est descendu dans la
(*) Ajoutons le mot continentales - car les sociétés biologiques insulaires, séparées
des analogues habitant les terres continentales, sont aussi bien distinctes que
les sociétés aquatiques et l’étude de leur genèse est souvent aussi fructueuse que
celle des sociétés lacustres.
(2) Voir au volume I, p. 201 à 266, notre théorie personnelle de l’époque glaciaire
et de la genèse du Léman.
plaine, il s’y est étalé en masses de milliers de mètres d’épaisseur; il'a
rempli la dépression qui sépare le Jura des Alpes; débordant à droite
e t à gauche, il s’est avancé dans te nord jusqu'au-delà de Soleure,
dans 1e sud il a franchi la cluse de Bellegarde et s’est étendu
jusqu’à Lyon. Autant en ont fait les autres glaciers des Alpes, et la
Suisse, pour un temps probablement fort long, a été recouverte d une
immense calotte glacée dont nous ne connaissons qu’un analogue actuel,
l’I n la n d s i s du Grônland(').
Cet énorme culot de glace, qui sur 1e fond du Léman mesurait plus
de 1300™ d’épaisseur, a anéanti temporairement et localement toute
vie. Tout ce qui avait survécu aux changements géographiques et climatiques,
causes de la grande extension du glacier, a’dû fuir devant la
progression des moraines frontales, si la fuite était possible ; tes animaux
peu mobiles et tes plantes ont été écrasés par la masse envahissante.
Se représente-t-on la pression épouvantable d’une pareille
couche de glace1? Mille mètres d’épaisseur de glace représentent une
charge de 92k» par1 centimètre carré ou 89 atmosphères de pression,
trois fois la pression qui règne au fond du lac Léman. Mais cette pression
n’était pas exercée par un corps fluide comme l’eau ou immobile
comme unfe roche, elle n’existait pas à l’état statique; la glace se
mouvait et sa masse solide triturait en se déplaçant tout ce qui était
écrasable. Anéantissement absolu de la faune et de la flore antérieurement
existantes dans 1e pays, c’est la conséquence nécessaire
d’une telle glaciation générale. Allez demander à N a n s e n si sous
1e désert de glace qu’il a traversé en 1888 il resterait peut-être des organismes
vivants capables de faire souche et de repeupler les solitudes
centrales du Grönland quand l’inlandsis viendrait à disparaitre.
Quand 1e grand glacier a fondu, la plaine de Suisse était donc déserte
et le serait restée si la population indigène avait, seule dû suffire à y ra-
(l) Ne parlons pas ici de la division de la période glaciaire en 2, 3 ou 4 époques
glaciaires que nos amis les géologues P en ck , B r ü c k n e r , D u P a sq .u ie r ,
M ü h lb e r g et autres découvrent dans les terrains erratiques de la Suisse et de
l'Allemagne. Je ne conteste pas les faits qui semblent parfaitement observés, mais
je n’en comprends pas encore la signification. S'agit-il simplement, sur un plus
grand pied, de variations périodiques cycliques, analogues à celles que nous
constatons de nos jours, à raison de trois périodes par siècle? S’agit-il d » véritables
périodes géologiques, de périodicité pluri- ou multiséculaire, avec modification et
non pas seulement variation de climat? Je me garde de me prononcer; le problème
ne m’apparaît pas encore comme suffisamment déterminé.