X. Origine des espèces du monde lacustre.
Le plus beau des problèmes qui se posent devant le naturaliste est.
celui de l’origine des espèces. Depuis que Darwin l’a discuté avec l’ampleur
et la profondeur du plus puissant des penseurs, ce problème-
reste ouvert devant nous tous. Le principe de l’évolution est certain ;
le mécanisme de Dévolution, les facteurs qui entrent jeu sont encore à
l’étude.
J ai longtemps espéré trouver dans nos lacs et spécialement dans.
leui région profonde les éléments d’une réponse expérimentale. Les
conditions.semblaient très favorables, en se combinant comme suit :
a. La région profonde des lacs est habitée.
| h. La région profonde est dans chaque lac un district absolument
limité, isolé de tous ses similaires des autres lacs, sans relation directe
avec aucun d’eux.
■ c. Cet isolemènt de la région profonde de nos lacs subalpins persiste
depuis longtemps. Nous pouvons être certains, qu’il y a au moins
.cinq mille ans, peut-être dix mille ans, peut-être davantage, depuis que-
le glacier quaternaire du Rhône, en fondant après sa grande extension,,
a laissé la cuvette du Léman libre de glaces; depuis ce moment, les.
conditions sont restées identiques, toujours les mêmes. Cinq ou dix
mille ans représentent une longue période en biologie. ■
d. Les conditions de milieu de Rf région profonde sont fort diffé^
rentes de celles de toutes les eaux campagnardes d’où des germes ont
pu s’introduire dans lés eaux du lac et le peupler. Température, lumière,
pression, mouvements mécaniques, nature du sol, composition
chimique des eaux, le fond du lac est un milieu très spécial, sans ana--
logie avec celui des diverses eaux de surface.
e. Les termes d’origine de la société lacustre nous .sont- c'onnus.
C’est par différenciation spécifique des animaux et plantes, des rivières '
des marais, des étangs que se sont développées les sociétés littorales-
et pélagiques des lacs; c’est par différenciation des organismes pélagiques
et littoraux que s’est développée la ;société des, régions profondes.
Tous les éléments du problème sont' donc en notre" possession, ou.
du moins sont abordables à notre- investigation. Si nous trouvons une-
société d’organismes spéciaux vivant au fond de notre lac, si la société
de la région profonde est spéciale, à chaque lac, nous avons les éléments
d’une étude intéressante sur la grande question de la différenciation
spécifique. C’est pour cela que depuis trente ans je me suis
attaché avec ardeur à ces recherches de biologie lacustre; c’est pour
cela que j’ai invité avec insistance mes collègues les naturalistes à s’y
vouer-.
Mes espérances ont été trompées. Les sociétés animales et végétales
des couches profondes ne sont pas, dans nos lacs subalpins, suffisamment
différenciées pour que des conclusions positives puissent en être
tirées. Les seuls types fortement accentués, qui semblent indiquer une
action puissante du milieu, nous les attribuons, jusqu’à preuve du contraire,
à une modification des espèces des eaux souterraines (Nipliar-
gus, Asellus). Les autres sont des variétés pauvres,- chétives, amaigries,
affaiblies des organismes des couches, de surface ; .ce ne sont pas-
(les espèces nouvelles, des types spéciaux.
Le résultat de nos études dans cette direction est donc négatif.
Mais un résultat négatif n’est pas un résultat nul, ce n’est pas l’absence
de résultat. C’est un fait,- et nous devons tenter d’en tirer des déductions.
1° Tout'd’abord j’admettrai que les conditions de la vie dans la région
profonde sont trop défavorables pour que les espèces des régions de
surface s’y établissent d’une manière stable. Gela semble en/contradiction
avec les observations bien constatées de l’existence des sociétés
de la région profonde, de la prolifération et de la multiplication
des organismes qui les composent. Cette contradiction est plus apparente
que réelle. Reprenons ces faits. Un organisme Ou un germe est
apporté activement ou passivement dans la région profonde. 11 n’y
meurt pas; il y végète; il y trouve à vivre; il s’y reproduit. Mais il n’y
vit pas dans l’opulence,et sa postérité est chétive; il est dans des conditions
trop peu favorables pour que lui-même ou que sa famille puis
sent prospérer. 11 a des descendants; mais ceux-ci se reproduiront-ils?
Au bout de combien de générations la puissance de prolifération héritée
des ancêtres sera-t-elle , épuisée? Rien ne nous ' dit que l’espèce y
fasse souche définitive. Rien ne nous dit que jès organismes dragués
par nous daps le fond du Léman soient les descendants de ceux qui