B. Généralités sur les Palafitteurs.
Je n’ai' pas l’intention de faire ici un tableau complet de l’archéologie
lacustre; les faits importants que nous ont révélés les études suivies en
Suisse depuis 1854 sont trop connus, ils ont .été publiés assez souvent,
et par des hommes assez compétents pour qu’il n’y ait plus grand’-
chose de nouveau à en dire. Cependant je crois utile de résumer
quelques points d’intérêt général qui semblent se relier à l’histoire-
même du lac, ou quelques faits de détail qui nous ont spécialement
occupés, mon père et moi, pendant les longues et heureuses études:
faites en commun dans ce domaine.
Quelques mots d’abord sur les moeurs des Palafitteurs.
1° Le pourquoi des palafittes.
11 est une question générale importante et assez mal résolue': Quelle
était la raison du mode d’habitation spécial aux peuplades lacustres ‘!
Ce mode d’habitation était assez compliqué pour avoir une raison
d’être. Les peuples antéhistoriques de l’ancienne Helvétie choisissaient,
une localité favorable, en général dans une baie peu exposée aux vagues,
là où une beine assez large permettait un libre développement
de la bourgade ; ils plantaient dans le sable des pilotis verticaux, troncs:
d’arbres de 10 à 20cm de diamètre, de chêne ordinairement, parfois de-
sapin ou de pin, apointis par la base, et enfoncés daqs le sol de 30 à
60cm. Sur ces pilotis ils établissaient des planchers, et sur ces planchers:
des huttes de bois et de branchages; revêtus à l’intérieur d’argile.
Là ils vivaient, mangeaient, dormaient, travaillaient à leur industriel
primitive.
Je dis qu’ils y passaient leurs jours et leurs nuits; ce n’était pas seulement
des lieux de refuge ou des cabanes de pêche. Nous en avons la.
preuve dans les débris innombrables de la vie journalière que nous;
trouvons dans les ruines de certaines stations, la cité de Morges, par-
exemple; les milliers de fragments de poterie, d’ossements animaux,,
de morceaux de bois, de pièces de rebut que nous avons recueillis-
dans ces palafittes nous montrent que c’étaient bien des lieux d’habitation
et non des stations de séjour accidentel. L’existence d’une
couche industrielle (Culturschicht des Allemands) en est la preuve.
On a souvent attribué, avec D e so r 0), à une intention de consolider
les pieux mal enfoncés dans un sol trop résistant, l’accumulation de
cailloux qui forment les Steinberg, les ténevières artificielles des palafittes.
Ces tas de galets seraient dans cette supposition les analogues
des enrochements de nos quais modernes. Je crois plutôt à l’établissement
accidentel, non cherché, non voulu de ces entassements de
pierres. Une partie sont tombées des planchers des palafittes; d’autres
pierres, impropres à la taille des haches, ou déchets de cette taille ont
été rejetées par l’artisan sculpteur; d’autres qui consolidaient en la surchargeant
la toiture légère d’une cabane de bois se sont écroulées dans
l’effondrement de l’incendie du village. Tout cela s’est ordonné par les
procédés que nous avons décrits à propos des ténevières naturelles (2)
et a formé un pavé de cailloutis, en apparence très solide'et très épais,
en réalité constitué par. une simple couche de galets juxtaposés. Je ne
crois pas au steinberg de construction intentionnelle ; j ’y vois plutôt
une accumulation accidentelle de débris de l’industrie humaine. Ce serait
dans le domaine des eaux l’analogie des débris de cuisine, des
Kjökkenmöddinger des plages du Danemark.
Qu’est-ce qui a pu pousser ces peuplades à établir ainsi leurs habitations
sur l’eaü? quels avantages y trouvaient-ils qui les engageassent à
choisir une station aussi bizarre, et à surmonter les difficultés considérables
de la construction de ces énormes charpentes "? Il est difficile de
répondre à cette question.
Nous nous aiderons — mais hélas! sans arriver à une solution définitive
— des faits observés chez les Palafitteurs actuels. En effet, la
construction d’édifices élevés sur de hauts pilotis n’est pas spéciale à
l’Helvétie antéhistorique. C’est un style d’architecture très répandu sur
toute la terre. Les villages des Péoniens du lac Prasias, les anciennes
villes des lagunes de Venise, le quartier de l’Ile de Genève; les palafittes
des lacs et des terramares de la haute Italie, des lacs de l’Autriche
et de la Savoie, les crannoges Irlandais, les stations analogues de l’Allemagne
du Nord, nous montrent l’extension de ces moeurs lacustres
chez les populations préhistoriques et historiques de l’Europe. En dehors
du continent Européen, en Asie, les Indes orientales, la Nouvelle
Guinée, les Iles de la Sonde, les Philippines, la Chine, le Kamtschatka,
(’) E. Desor. Lesjpalafittes, etc., Paris 1865, p. 10.
(s) V. 1.1, p. 98, sq.