mener la vie. Les seuls êtres qui avaient résisté à l’envahissement des
glaciers étaient d'une-part les'organismes nivéals et glaciaires, Desoria
glacmhs, Prolococcus nivalis et les quelques protistes qui les accompagnent
dans la glace’ et dans la neige(1) ; d’autre part les quelques
rudiments de faune et de flore des hautes Alpes qui s’étaient conservés
su r les cimes émergeant au-dessus de la mer de glace. Ces derniers
étaient peut-être plus nombreux qu’il ne le paraît au premier abord
lorsque 1 on se figure l’état désolé, glacé et enneigé que devaient présenter
ces montagnes-déchirées, condamnées à un hiver de neuf mois
et ne pouvant végéter que pendant les trois mois de mauvais.temps
que devait représenter l’été. Sous ce rapport le récit de K o rn e r up qui
a visité avec Jensen en 1878 les n u n a ta k sde l’inlandsis dans leur expédition
de Frederikshaab, est d’un intérêt aSsez important pour les
naturalistes suisses pour que je le reproduise presque en entier. Les
nunataks de Jensen sont des cimes de rochers émergeant de 200® au-
dessus de la plaine glacée que forme l’inlandsis, la glace continentale
du Grönland ; ils sont situés à 40 kilomètres dans l’intérieur, leur base
à 1337™ d altitude, par 62°50' de latitude septentrionale.r« Vus du glacier,
les' noirs nunataks schisteux, mouchetés de plaques de neige, font
une impression de profonde tristesse. Partout de la neige, de I f glace,
des eboulis et des rochers; pourrait-on du reste s ’attendre à voir autre
chose dans de téls lieux'? Quel n’est donc p a s l’étohnement du voyageur,
lorsqu’en s’élevant sur le nunatak il y découvre des plantes e t
même des animaux. Près des flaques d’eau, dans les ,fentes du rocher,
dans les graviers humides, de petites plantes s’abritent sous des
mousses, comme pour se protéger contre les rigueurs de ce climat rigoureux.
» K o rn e ru p y signale Luzula hyperborea, Carex nardina,
Oxyria digyna, Trisetum subspicatum, Poa trichopoda, plusieurs espèces
de Saxifrages, Cerastium alpinum, Campanula uniflora, Po-
tentilla nivea, Ranunculus pygmaeus. « De petites; plantes telles que
Silene acauhs, Saxifraga oppositifolia et Casiopea hyjmoïdes réunies
en touffes, produisent un très joli effet par leurs nuances vives. Dans
les endroits humides au pied du pic, poussait l'Armeria sibirica, et sur
le point culminant du nunatak le Papaver nudicaule montrait ses fleurs
bleuâtres. Je ne vis aucune plante annuélle. La présence d’animaux
■ F) y o y e z S. Calloni, La fauna nivale, etc. Pavia im .-O .H e e r , Die nivale Flora
Denkschr, der Schw. nat. Gesellscli. XXIX,- % 1885.- '
su r ce rocher isolé est encore plus difficile à expliquer que celle des
plantes. A notre grand étonnement nous y trouvâmes un petit oiseau,.
Saxícola, oendnthe, u n e larve de Papillon, Nôctua, et deux Araignées
du genre Lycosa » (*)..,
11 y avait donc sur les sommets des Alpes, au-dessus du grand
glacier, des animaux et des plantes analogues à ceux du nunatak du
Grönland; il y avait dans le glacier des organismes glaciaires. Mais
tout cela formait une société d’organismes nivéals de très hautes
Alpes, et non une société capable de peupler les vallées ou la plaine ;
une société d’organismes terrestres et aériens, èt non d’organismes
aquatiques.
Donc la plaine suisse, après l ’époque glaciaire,-n’avait plus les éléments
des faunes et flores de plaine. La moraine profonde, nue et désr
séchée, allait-elle rester déserte?
A cette question l’observation répond. L’étude des variations périodiques
des glaciers actuels, nous apprend que quand une phase de décrue
prolongée pendant quelques années a dégagé une surface de la
moraine profonde, le sol se peuple à nouveau d’organismes divers ;
d ’abord quelques plantes-herbacées, puis des arbrisseaux, puis des arbres;
à mesure que la végétation des années précédentes a reconstitué
un peu d’humus, la flore envahissante a bientôt repris possession de
tout le sol. La vitesse de cette reconstitution du tapis de verdure dépend
de la nature du sol qui est plus ou moins rocheux, graviéreux ou
terreux, plus ou moins propice à la station végétale; en gros, nous pouvons
dire qu’au bout de 30 ans le sol est à moitié couvert de plantes;
au bout de 60 ans la moraine est garnie d’une jeune forêt(2).
Sitôt, que les plantes ont reconquis le terrain, les 'animaux les suivent
pan besoin, plus mobiles que les végétaux, ils les précéderaient.
fi) Extrait de Nordenskjüld, 2“ expédition suédoise en Groenland. Traduction
Ch. Rabot, p. 163. Paris 1888,
(*) Une étude très intéressante faite par J. Goaz, H. J a c c a r d et M o r e l sur la
moraine profonde du glacier du Rhône a montré qué ce sont les plantes à graines
les plus mobiles, les plus facilement transportables par le ventiles plantes aussi les
plus robustes et les moins exigeantes qui avancent le plus vite et s’établissent les
premières sur le territoire à' repeupler. Dans la zone découverte depuis trois ans
au plus, il n’y avait que le Saxifraga aizoides (L.) ; dans la zone découverte depuis
quatre ans, déjà sept espèces ; dans la zone mise à nu depuis dix ans au moins,
déjà 70 espèces appartenant à 38 genres et 18 familles (J. Coaz. Erste Ansiedelung
phanerogamen Pflanzen äuf von Gletschern verlassenem Boden. Mitth. der Naturforsch.
Gesellscli zu Bern. N° 1144. Bern 1§86.)