L ’armée était congédiée, selon l ’u sage, et ne devait être réunie
sous les drapeaux qu’au printems suivant.
Lorsque nous en témoignâmes notre surprise au secrétaire du
ministre , il nous répondit qu’il n’était pas bien pressant de marcher
contre les Russes, que les ordres étaient donnés pour qu’ils ne
pussent rien entreprendre de bien important durant l’hiver, et que
quelques mois suffiraient, au retour de la belle saison , pour les
punir dé leur témérité.
Il y avait de la jactance dans cette réponse. Méhémet n’était ni
guerrier intrépide, ni général habile. Ses forces, toutes réunies,
n’allaient pas au-delà, de soixante-dix ou quatre-vingt mille hommes
, et ses revenus étaient si modiques, qu’il ne pouvait entretenir
son année plus de six ou sept mois, encore fallait-il pour cela des
succès, encore fallait-il piller quelques villes ou s’emparer du butin
de quelqu’ennemi vaincu. Ses troupes étaient si mal armées, si mal
disciplinées, que nous ne doutions pas qu’il ne fiât battu à la première
affaire qu’il aurait avec les Russes. Il était d’ailleurs si haï
de ses sujets, qu’il y avait à craindre, à chaque instant, , qu’on
attentât à ses jours , ou qu’on entreprît de lui enlever la couronne.
Si Méhémet, à l’exemple de Kérim, s’était entouré de l’amour
du peuple j s i , comme Nadir , il avait eu cette auréole, de gloire
et de grandeur qui commande le respect et soumet toutes les volontés,
on eût pu oublier son usurpation, on eût pu lui pardonner la
mort du malheureux L u tf-Aly , q u i, dans un âge peu avancé, annonçait
plus de talens que K érim, montrait un coeur plus aimant,
avait des intentions encore plus pures.
Il est bien vrai que Méhémet avait rétabli l ’ordre : les routes
étaient dèvermes très-sûres ; les Caravanes ne craignaient plus d’être
pillées j les khans exécutaient ponctuellement ses ordres ; il .régnait
dans toutes les parties de cet Empire un calme apparent. Casbin,
Cachan et Téhéran n’étaient peuplés que des ôtages qui répondaient
de la fidélité de tous les grands et de toutes les tribus. Mais
cet état de compression pouvait-il durer ? Comment Méhémet a-t-il
pu ignorer que sous main les poignards s’aiguisaient ? Nous avions
vn
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ru nous-mêmes, dès nos premiers pas en Perse, se former l’orage
q u iq u e lq u e s mois après notre départ, a éclaté sur sa tête. A Ker-
manchah, à Amadan et à Téhéran, nous avions entendu dans les
bazards et dans les lieixx publics, parler avec mépris de l’état physique
du ro i, et se plaindre amèrement de son avarice et de ses
cruautés.
Plus nous restions dans ce pays, plus nous observions ce qui s’y
passait, plus nous étions étonnés qu’un homme tel que Méhémet,
mutilé depuis l’âge de douze à treize ans, prisonnier à Chyras jusqu’à
l’âge de quarante-un (x), fils d’un simple gouverneur de province,
sans force musculaire, sans bravoure, sans talens, ait p u ,
dans des troubles civils, parvenir à s’emparer de l’autorité.
Châtré par l’ordre d’Adel-Chah en 1748, pour des raisons qu’on
ignore, il ne pouvait être un objet de vénération chez un peuple
qui regarde avec mépris l ’homme qu’on a mis hors d’état de produire
son semblable : l’usage d’ailleurs écarte formellement du trône
les aveugles et les eunuques. Ainsi donc L’opinion publique, sous
ce rapport, ne pouvait que lui être défavorable. Son génie rétréci,
ses vues bornées, ses mauvais succès toutes les fois qu’il eut à se
mesurer avec ses ennemis, ne pouvaient lui attirer l’éstime des peuples
, ne pouvaient le rendre récommandable auprès des militaires,
Son avarice, son orgueil, sa férocité, ne pouvaient Ixd faire nulle
part des amis.
Par quel prodige donc a-t-il pu parvenir jusqu’au trône?
On verra ci-après dans le Précis historique des troubles de la
P e r s e , que ce ne fut ni à son génie, ni à ses savantes combinaisons
, ni à son courage, ni à son activité qu’il dut ses succès j mais
à son argent, à la mésintelligence qui régna parmi les héritiers de
Kérim, et qu’il sut entretenir ; ce fût à son orgueil, à son entêtement,
à sa persévérance, à son avarice, à sa cruauté, e t , s’il faut
le dire, à sa mutilation. .
Orgueilleux , toute sa pensée , tous ses désirs furent de s’élever
au dessus des autres. Son père avait combattu pour le trône, et
( 1 ) Jusqu’à la mort de Kérim , arrivée en 1779.
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